— C’est la chose du monde la plus facile ! coupa la voix tranquille de Crawfurd. Il y a beau temps que j’ai, à gages, un ou plusieurs geôliers dans toutes les prisons de Paris !
— Vous ? s’écria Talleyrand sincèrement surpris.
Crawfurd haussa ses lourdes épaules tout en s’installant avec un soupir de soulagement dans le fauteuil que Marianne avait quitté et en tirant à lui un petit tabouret pour y établir son pied douloureux.
— Une précaution utile, fit-il avec un petit rire quand on a eu, qu’on a et qu’on aura des amis sous les verrous. Il y a beau temps que j’ai commencé ce genre de politique ! Mes premiers... clients furent deux geôliers du Temple puis... de la Conciergerie ! Depuis, je n’ai jamais cessé d’entretenir ce genre de relations ou d’en faire de nouvelles. C’est si facile, avec de l’or ! Vous voulez voir votre ami, petite princesse ? Eh bien, moi, Crawfurd, je vous promets que vous le verrez !
Marianne, tremblante de joie, ne parvenait pas à croire à cette espèce de miracle dont on lui parlait : voir s’ouvrir devant elle les portes de la prison, retrouver Jason, lui parler, le toucher, lui dire... Oh ! Elle avait tant de choses à lui dire.
— Vous feriez cela pour moi ? demanda-t-elle, comme pour se convaincre elle-même, d’une voix que l’émotion enrouait.
Crawfurd leva sur elle ses yeux bleus couleur de porcelaine et sourit :
— Vous avez écouté si patiemment toutes mes histoires, mon enfant, que vous méritez une récompense ! Et puis, je n’oublie pas ce que ma Reine devait aux vôtres ! C’est une façon comme une autre de payer un peu sa dette ! Laissez-moi arranger cela ! Bientôt, vous entrerez à la Force !...
10
UN CURIEUX PRISONNIER
Le fiacre quitta la rue Saint-Antoine et tourna, à angle droit, dans un court tronçon de rue – trente pas de long, dix de large – que semblait barrer sur toute sa largeur un bâtiment bas et lugubre, simple rez-de-chaussée surmonté d’un toit mansardé à peu près aussi élevé que le bâtiment, mais derrière lequel une haute construction apparaissait. La nuit rendait sinistres les quelques maisons lépreuses qui formaient ce boyau, appelé la rue des Ballets. Une lanterne blafarde, accrochée au-dessus d’une grosse borne ronde ceinturée de fer à l’angle le plus éloigné de cette rue, presque en face de l’entrée de la prison, faisait luire les gros pavés ronds rendus gras par toutes les boues et toutes les immondices que la pluie, venue vers la fin du jour, avait fait renaître de la poussière. Un profond caniveau, creusé en plein milieu de la ruelle, était censé drainer les eaux et les ordures, mais il né faisait que rendre plus dangereux le moutonnement inégal des pavés. La voiture se mit à pencher. Le cocher arrêta son cheval près de la grosse borne ronde, sous la lanterne, et, d’un geste las autant qu’automatique, se pencha sur son siège pour ouvrir la portière qui était celle du côté de Marianne.
Mais, vivement, Crawfurd retint cette portière du bec de sa canne.
— Non ! grogna-t-il. Vous descendrez de mon côté ! Laissez-moi passer le premier.
— Pourquoi ? Cette borne doit être commode...
— Cette borne, coupa froidement le vieil homme, est celle sur laquelle les massacreurs de Maillard ont dépecé le corps de Mme de Lamballe ! Vous saliriez vos gants !
Avec un frisson d’horreur, Marianne se détourna de la pierre usée et prit la main que lui offrait son compagnon pour l’aider à descendre en prenant soin de ne pas trop peser sur cette main. La crise de goutte de Crawfurd était à peu près passée, mais il marchait encore avec peine.
Voyant des gens descendre de ce fiacre, le factionnaire qui somnolait, son fusil entre les jambes, dans la guérite crasseuse posée près de la porte, se leva, assurant son shako.
— Que voulez-vous ? Passez au large !
— Allons, militaire, murmura Crawfurd qui, à la grande surprise de Marianne, prit instantanément l’accent normand, ne criez pas si fort ! Le concierge Ducatel est mon « pays » et on vient, ma fille Madeleine et moi, faire chez lui un petit souper.
Une grosse pièce d’argent qui brilla un instant à la lueur pauvre de la lanterne déclencha aussitôt un brillant égal dans l’œil du factionnaire qui eut un gros rire, tendit la main et empocha la pièce.
— Fallait le dire tout de suite, bourgeois ! Le père Ducatel est un brave homme et, depuis le temps qu’il est là, il a eu le temps de se faire des amis. J’en suis. On va vous ouvrir.
D’un poing vigoureux, il frappa à la porte basse surmontée d’une imposte à gros barreaux qui s’élevait sur deux marches usées.
— Hé ! Père Ducatel ! Y a du monde pour vous...
Tandis que le cocher de fiacre faisait tourner son cheval dans l’étroite rue du Roi-de-Sicile, pour aller attendre près de Saint-Paul, la porte s’ouvrit sur un bonhomme coiffé d’un bonnet de laine brune qui tenait une chandelle à la main. Il éleva cette chandelle jusque sous le nez de ses visiteurs puis, ayant sans doute reconnu à qui il avait affaire, s’exclama :
— Ah ! cousin Grouville ! Tu es en retard ! On allait passer à table sans toi ! Entre donc, ma petite Madeleine ! Que te voilà grande et belle !
— Bonjour, cousin, ânonna Marianne en s’efforçant d’avoir l’air aussi provincial que possible.
Tout en continuant à se livrer à ses effusions familiales, Ducatel assura le factionnaire qu’on lui enverrait « une bonne pinte de calvados » pour le payer de son amabilité et lui tenir compagnie, puis referma la porte. Marianne vit qu’elle se trouvait dans une entrée exiguë terminée par un guichet. A gauche, c’était le corps de garde dont la porte entrebâillée montrait l’intérieur éclairé par deux quinquets à la lumière desquels quatre soldats jouaient aux cartes en fumant la pipe. Toujours parlant haut, Ducatel conduisit ses « pays » vers le guichet, le leur fit franchir. Il ouvrait sur une autre pièce obscure au bout de laquelle il y avait un second guichet. Ducatel s’arrêta avant de le franchir.
— Mon logement donne sur la rue du Roi-de-Sicile, chuchota-t-il. J’vais vous y conduire, M’sieur, et on fera un peu d’bruit pour que les sentinelles n’doutent pas d’notre souper. J’vous aurais bien fait entrer par ma porte particulière, mais vaut toujours mieux avoir l’air d’agir au grand jour.
— J’irai bien tout seul, mon bon Ducatel, marmotta Crawfurd qui approuva de la tête. Menez plutôt Madame chez le prisonnier que vous savez.
Ducatel fit signe qu’il avait compris et ouvrit le guichet.
— Par ici, alors... Comme c’est un prisonnier de marque, on n’l’a pas mis dans le bâtiment neuf. Il est avec les gens « bien » dans la chambre Condé... et presque tout seul...
Tout en parlant, Ducatel allait ouvrir une quatrième porte donnant, cette fois, sur une cour qu’il fit traverser à Marianne tandis que Crawfurd prenait à gauche vers la cour que l’on appelait cour de la Cuisine, ainsi que la puissante odeur de graillon le prouvait surabondamment, et sur laquelle ouvrait le logis du concierge.
Tout en suivant le geôlier, Marianne regardait avec répugnance les bâtiments bas entourant cette cour, aux dalles disjointes, sans un arbre mais au-delà de laquelle s’ouvrait la prison proprement dite : de hauts murs sinistres décrépis et vermoulus, troués de fenêtres bâillonnées, derrière lesquels se faisaient entendre des grognements, des gémissements de cauchemar, d’affreux rires gras et des ronflements, les bruits d’une humanité sordide et dangereuse parquée là par le crime et par la peur. Quatre étages d’escrocs, de voleurs, de banqueroutiers, de forçats évadés et repris, d’assassins, tout ce que la pègre de Paris et d’ailleurs avait vomi dans les filets de la police. Ce n’était pas la rudesse féodale, mais somme toute encore propre de Vincennes, ce n’était pas la prison d’Etat où l’on entrait pour crime politique. C’était la geôle ignoble et vile où l’on s’entassait dans une affreuse promiscuité.