— Tranquilo ! souffla Jason très vite, es un’amiga !
L’abbé hocha la tête, poussa un soupir et, docilement, se recoucha, tournant carrément le dos aux deux jeunes gens.
— Voilà, fit Jason gaiement, il ne bougera plus ! C’est un homme bien élevé, lui... mais laissons tout cela, Viens t’asseoir près de moi ! Laisse-moi te regarder ! Tu es si belle !... Ne parlons pas !
Il l’entraînait vers une sorte de planche tout juste recouverte d’une couverture mitée et la fit asseoir tout en la dévorant des yeux. A vrai dire, la modeste robe de percale fleurie, aussi provinciale que possible et bien montante, qui habillait Marianne, ne justifiait guère son enthousiasme ; mais jamais, alors même qu’elle portait des robes de fée et des joyaux de rêve, Jason ne l’avait regardée ainsi. C’était à la fois merveilleux et intensément troublant, si troublant même que Marianne tenta de réagir. Doucement, elle posa un baiser sur la joue rugueuse.
— C’est que, justement, je suis venue pour parler ! Et nous avons si peu de temps...
— Non. Tais-toi ! Je ne veux pas gâcher ces minutes-là avec des paroles parce que, cet instant, nous ne le retrouverons peut-être jamais... et il y a trop longtemps que je supplie le ciel de permettre que je te retrouve... au moins une fois !
Il voulut enfouir son visage dans son cou, mais, alarmée, elle le repoussa.
— Que veux-tu dire ? Pourquoi ne nous reverrions-nous pas ? Ce procès...
— Je n’ai aucune illusion sur ce procès, expliqua-t-il avec une patience qu’il était bien loin d’éprouver. Je serai condamné...
— A quoi ? Pas à...
Elle ne put prononcer le mot qui, dans cette prison, prenait quelque chose d’affreusement tangible. Mais Jason hocha la tête.
— C’est possible ! Et même, il faut s’y attendre... non, ne crie pas ! ajouta-t-il en étouffant vivement sous sa main sa protestation véhémente. Il vaut toujours mieux regarder les choses en face ! Toutes les preuves sont contre moi. A moins, ce qui est improbable, que l’on ne retrouve le vrai coupable, les juges me condamneront, je le sais !
— Mais enfin, c’est fou ! c’est insensé ! Tout n’est pas perdu, Jason ! Arcadius est parti pour Aix, auprès de Fouché afin d’invoquer son témoignage. Fouché peut dire quelles relations existaient entre moi et Black Fish.
— Mais il ne peut pas affirmer que je ne l’ai pas tué ! Vois-tu, cette affaire est le résultat d’une dangereuse combinaison politique. Je suis pris comme dans une nasse.
— Alors, il faut que ton ambassadeur te défende !
— Il ne le fera pas ! Il me l’a dit lui-même, Marianne, ici même, parce que me défendre serait un sûr moyen de faire échouer les négociations en cours entre le président Madison et la France pour que les décrets régissant le Blocus Continental soient révoqués envers les Etats-Unis. C’est assez compliqué...
— Non, coupa Marianne farouchement, je sais ! Talleyrand m’a parlé des décrets de Berlin et de Milan.
— Quel homme précieux ! fit Jason avec un demi-sourire. Eh bien, les conditions de la France sont les suivantes : mon pays doit obtenir de l’Angleterre, avec laquelle nous sommes assez mal, qu’elle révoque ce que l’on appelle ses « ordres en conseil », autrement dit sa riposte aux décrets... et, bien entendu, la première condition est que les États-Unis n’entravent en rien l’action de la justice en ce qui me concerne, car cette affaire de faux billets est trop grave. Le duc de Cadore a écrit dans ce sens à John Armstrong. Celui-ci est désolé... mais il ne peut rien faire. Il est presque aussi prisonnier que moi. Tu comprends ?
— Non, fit Marianne têtue, je ne comprendrai jamais que l’on te sacrifie, car c’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est bien cela ! Mais si l’on songe que mon pays ira jusqu’à faire la guerre à l’Angleterre, afin de prouver sa bonne foi à Napoléon si les « ordres en conseil » ne sont pas révoqués, tu imagines bien que ma vie, à moi, n’a plus la moindre importance. Et que, d’ailleurs, je ne voudrais pas qu’elle en eût. Vois-tu, mon amour, chacun sert comme il peut... et j’aime mon pays plus que tout au monde.
— Plus que moi, n’est-ce pas ? murmura Marianne prête à. pleurer.
Mais Jason ne répondit pas. Ses bras se refermaient sur la jeune femme dont, à nouveau, il cherchait les lèvres. Son cœur battait si fort qu’il avait l’air de battre dans la poitrine même de Marianne. Elle sentait trembler contre le sien le grand corps de son ami et elle sentait aussi qu’il ne pouvait plus maîtriser le désir trop longtemps contenu qu’il avait d’elle. D’ailleurs, quittant un instant la bouche qu’il meurtrissait dans l’intensité de sa passion, il implora :
— Je te supplie, ma douce !... Ce sera peut-être la seule fois... Maintenant, c’est moi qui te demande de me laisser t’aimer.
Le cœur de Marianne bondit. Doucement, elle le repoussa encore et, comme il avait une plainte douloureuse, elle murmura :
— Un instant, mon amour, rien qu’un instant.
Alors, soulevée hors d’elle-même par un amour plus fort que toute retenue et que toute pudeur, debout à quelques pas de ce prêtre inconnu qui, endormi ou non, leur tournait le dos, les yeux rivés à ceux de Jason, à demi agenouillé, qui la regardait intensément, Marianne vivement fit tomber sur le dallage souillé robe, chemise et pantalon, puis, avec une orgueilleuse impudeur, vint offrir son corps nu aux mains qui se tendaient vers lui. Et la planche sordide et rugueuse qui servait de lit à Jason se mua instantanément pour Marianne en une couche si somptueuse et si douce qu’aucune autre ne pouvait lui être comparée, pas même celle du palais princier où elle avait dormi ses nuits solitaires. Mais la jeune femme bénit la semi-obscurité de la prison, car Jason avait soufflé la chandelle et la lumière ne venait plus que d’un faible rayon de lune, qui lui permit de dissimuler à son amant la cicatrice encore rouge de la brûlure que lui avait infligée Tchernytchev. Elle ne voulait ni être obligée de lui mentir ni donner une explication qui eût amoindri la joie ardente que Jason mettait à la posséder. A cette minute unique, où Marianne, éperdue, comprit enfin ce que cela signifiait de ne plus former qu’une seule chair, il fallait que le passé s’abolît tout entier et que l’avenir menaçant fît trêve.
Quand la porte se rouvrit, un moment plus tard, la chandelle était rallumée et Marianne, avec l’aide de Jason, achevait de remettre sa robe. Mais ce ne fut pas Ducatel qui parut. Le prisonnier nommé François Vidocq s’arrêta sur le seuil et, s’appuyant nonchalamment d’une épaule au chambranle de la porte, jeta un bref coup d’œil à l’abbé qui s’était mis à ronfler comme un tuyau d’orgue puis regarda les deux jeunes gens d’un air amusé.
— Vous devez être quelqu’un de bien, madame ! remarqua-t-il à l’adresse de Marianne. Vous lui avez apporté la seule chose qui pouvait faire remonter son moral !
— De quoi vous mêlez-vous ? riposta la jeune femme d’autant plus furieuse qu’il avait deviné plus juste. (Elle se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux et, fidèle à son vieux principe qui consistait à chercher dans la colère un bon palliatif à tout sentiment de gêne, elle s’emporta aussitôt :) Vous ne savez même pas ce que vous dites ! ajouta-t-elle. La seule chose qui pourrait faire « remonter son moral », comme vous dites, serait la reconnaissance de son innocence et, accessoirement, le recouvrement de sa liberté !
— Nous sommes tous dans la main de Dieu ! affirma Vidocq un peu trop pieusement peut-être pour être vraiment pris au sérieux. Nul ne peut savoir de quoi demain sera fait et, comme dit le poète, « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ! ».