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— Et « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse »... Croyez-vous que je sois venue ici pour entendre des proverbes ? Jason, s’écria-t-elle en se retournant fougueusement vers son ami, Jason, dis-lui que tu es perdu, que tu n’as plus d’espoir... qu’en l’évasion ! Et s’il est à la fois ton ami, comme il le prétend, et le roi dans l’art d’échapper à la police, il faut qu’il comprenne...

Un long, un insolent bâillement de l’étrange prisonnier vint mettre fin brutalement à l’invocation de Marianne qui, son élan coupé net, le foudroya d’un regard meurtrier, tandis qu’il ajoutait, un pouce tourné vers la porte ouverte :

— Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête, mais Ducatel vous attend, belle dame... et la ronde passe dans cinq minutes !

— Il faut partir, Marianne, dit gravement Jason tandis que, dans un geste instinctif, elle se serrait contre lui. Et il faut être raisonnable ! Tu m’as donné... le plus grand bonheur ! Je ne cesserai pas de penser à toi. Mais il faut nous dire adieu !

— Adieu ? Jamais !... Au revoir, tout au plus ! Je reviendrai et...

— Non. Ce ne serait pas prudent et je te le défends ! Tu oublies que tu es toi-même proscrite ! J’ai besoin, au moins, d’être tranquille sur ton sort !

— Tu ne veux pas me revoir ? gémit-elle prête à pleurer.

Doucement, il embrassa le bout de son nez, puis ses yeux, puis ses lèvres.

— Sotte ! Je n’ai qu’à fermer les yeux pour te revoir... et tu ne me quittes pas ! Mais il faut que je sois sage pour deux... au moins maintenant parce qu’il y va peut-être de ta vie !

— Plus que quatre minutes ! chuchota le geôlier dont la tête effarée apparut par l’entrebâillement de la porte. Il faut faire vite, m’dame !

Alors courageusement, sur un dernier baiser, Marianne s’arracha enfin de Jason. Elle allait s’élancer vers la porte quand Vidocq la retint par le bras et murmura :

— Connaissez-vous les poètes persans, madame ?

— N...on ! Mais...

— L’un d’eux a écrit : « En pleine angoisse ne perds jamais l’espérance, car la moelle la plus exquise est dans l’os le plus dur »... Filez maintenant !

Elle lui jeta un regard incertain puis, avec un dernier baiser envoyé du bout des doigts, elle courut rejoindre Ducatel qui tournait devant la porte comme un ours en cage.

— Vite ! souffla-t-il en refermant précipitamment la porte. Nous n’avons plus que trois minutes ! Prenez ma main ! Il faut que nous courions.

Tous deux s’élancèrent vers l’escalier tandis que le lointain des couloirs résonnait déjà du pas cadencé des gendarmes de ronde. En même temps, la prison parut s’éveiller au raclement des lourds souliers à clous. D’un peu partout jaillirent des jurons, des injures, des cris horribles qui donnaient vraiment l’impression que derrière chacune de ces portes crasseuses s’agitait un enfer en miniature. L’odeur, déjà pénible dans la prison de Jason, était franchement insoutenable en passant devant certaines geôles et Marianne, en retrouvant l’air frais de la nuit dans la cour du Greffe, respira à longs traits. Elle et son compagnon avaient repris une allure normale et le concierge, lâchant la main de la jeune femme, remarqua :

— Je crois qu’un verre de quelque chose nous fera du bien à vous comme à moi, m’dame ! Vous étiez toute pâlotte en sortant, et moi j’ai eu une belle peur !

— Pardonnez-moi ! Mais, dites-moi, ce François Vidocq, c’est vraiment... un forçat évadé ?

— Pour sûr ! Les argousins peuvent s’arranger comme ils veulent, ils arrivent jamais à le garder. Chaque fois il leur file entre les doigts. Seulement il est incorrigible et il y a toujours une bêtise qui le ramène ici. Mais faut pas confondre ! C’est pas un escarpe, il a jamais tué personne ! Alors on le renvoie au bagne. Il les connaît tous : Toulon, Rochefort, Brest... Oh ! j’crois pas qu’il aye de préférences ! Cette fois, ça s’ra comme les autres : on l’expédiera... et il se tirera au bout d’un moment, comme d’habitude ! Et on remettra ça : prison, jugement, chaîne et, au bout, le « pré » jusqu’à ce qu’un argousin nerveux en ait assez et l’assomme pour le compte !... Ce sera dommage, d’ailleurs ! C’est pas le mauvais cheval !

Mais Marianne ne l’écoutait plus. Elle pesait, au fond de son esprit, chacune des paroles que lui avait murmurées l’étrange prisonnier. Il avait parlé d’espérance... et c’était le seul mot qu’elle eût vraiment besoin d’entendre alors que Jason ne l’avait pas prononcé. Bien plus, il était résigné, presque froidement ou, tout au moins, avec un calme qui épouvantait, à subir le dernier supplice puisque c’était pour le bien de son pays natal.

« Il ne mourra pas ! gronda-t-elle intérieurement. Je ne veux pas qu’on me le tue et il ne mourra pas ! Si les juges osaient le condamner, l’Empereur m’entendrait, de gré ou de force, et il faudrait bien qu’il m’accorde sa vie. »

C’était la seule chose qui importait. Même si la vie sauve signifiait cette mort lente que l’on appelle le bagne. Jusque-là, elle avait considéré que c’était une sorte d’antichambre de l’enfer d’où l’on ne sortait pas vivant. Mais cet homme, ce Vidocq, était l’illustration vivante du contraire. Et elle savait bien que, tant que Jason vivrait, elle, Marianne, consacrerait chaque instant de sa vie à l’arracher au sort injuste qui s’apprêtait. De toutes ses forces, maintenant, elle repoussait la peur, l’angoisse, mais surtout l’adieu ! Il n’était pas un atome de son être qui n’appartînt à Jason Beaufort, mais, en revanche, elle considérait que désormais Jason lui appartenait et n’appartenait qu’à elle seule. Aussi n’avait-elle jamais éprouvé pareille ardeur combative, même quand, l’épée à la main, elle sommait Francis Cranmere de lui rendre raison pour son honneur avili. L’ardeur du vieux sang d’Auvergne et l’implacable ténacité du sang anglais qui se rejoignaient en elle lui rendaient toutes les vertus guerrières de ces femmes dont elle était issue et qui avaient jalonné l’histoire de leurs amours, de leurs vengeances et de leurs passions : Agnès de Ventadour partie en croisade pour se venger d’un amant infidèle, Catherine de Montsalvy qui, par amour pour son époux, avait risqué cent fois la mort, Isabelle de Montsalvy, sa fille, qui à travers les horreurs de la guerre des Deux Roses était parvenue à trouver le bonheur, Lucrèce de Gadagne, bataillant les armes à la main pour reprendre de force son fort château de Tournoel, Sidonia d’Asselnat qui s’était battue comme un homme mais avait aimé comme dix femmes durant la Fronde, et tant d’autres ! Aussi loin que Marianne pouvait remonter l’histoire des femmes de sa famille, elle retrouvait une trame analogue : les armes, la guerre, le sang, l’amour. Seul le destin changeait le dessin des vies. Mais, en suivant le concierge de la Force à travers le couloir humide qui menait à sa loge, elle sentait qu’elle acceptait enfin le poids écrasant de cet héritage, qu’elle se reconnaissait fille et sœur de toutes ces femmes parce que enfin elle avait trouvé « sa » raison de lutter et, surtout, de vivre. Aussi, aucune tristesse en elle, aucune douleur mais plutôt un exaltant sentiment de bonheur et de triomphe puisé dans les minutes ardentes qu’elle venait de vivre et, surtout, une grande paix intérieure. Tout était devenu si simple !... Elle et Jason n’étaient plus qu’un seul cœur, qu’une seule chair. Si l’un mourait, l’autre l’accompagnerait... et tout serait dit !

En quittant la prison, elle remercia chaleureusement le concierge et glissa dans sa main quelques pièces d’or qui lui mirent le sang aux joues puis, reprenant son rôle de petite provinciale qui vient de faire un bon souper et qu’un doigt de vin a mise en joie, elle se suspendit au bras de Crawfurd pour parcourir le court chemin qui les séparait de l’église Saint-Paul où l’Ecossais avait ordonné au cocher de fiacre d’aller les attendre afin que la voiture stationnant devant la prison n’attirât pas l’attention. La sentinelle leur cria un joyeux « Bonne nuit ! » puis tous deux s’éloignèrent à petits pas prudents pour ne pas buter contre les pavés.