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— Je sens que vous êtes heureuse ! murmura Crawfurd comme ils atteignaient la rue Saint-Antoine. Je me trompe ?

— Non ! C’est vrai, je suis heureuse ! Pourtant,

Jason ne m’a guère encouragée à l’espoir. Il s’attend à être condamné et, ce qui est pire, il y est résigné parce que la politique de son pays l’ordonne.

— Cela ne m’étonne pas ! Ces Américains sont encore à l’image de leur magnifique pays : simples et grands. Fasse Dieu qu’ils ne changent jamais ! Néanmoins, s’il est résigné ce n’est pas une raison pour que tout le monde le soit, hé ? comme dirait notre ami Talleyrand.

— C’est aussi mon avis. Mais ce que je voudrais vous dire...

Quintin Crawfurd ne devait pas entendre de sitôt les remerciements de Marianne. En effet, comme ils avançaient vers les quelques ormes qui ombrageaient le petit parvis de la vieille église des jésuites, l’Ecossais serra brusquement la main posée sur son bras :

— Chut ! fit-il. Il y a quelque chose...

Un peu de vent s’était levé chassant au ciel de gros nuages de pluie. L’un d’eux venait d’absorber la lune qui ne donnait plus qu’une vague lueur à laquelle, néanmoins, les arbres dont on approchait prenaient d’étranges formes flottantes, comme si des hommes enveloppés de manteaux que la brise soulevait étaient cachés derrière. Près de l’église, on apercevait bien la silhouette carrée du fiacre, mais le cocher n’était pas sur le siège. Alertée par un hennissement, Marianne tourna la tête vers la droite. Dans un renfoncement, plusieurs chevaux étaient rassemblés. Elle n’eut pas besoin de paroles ni du geste très lent que fit Crawfurd pour tirer le pistolet caché sous son habit pour flairer l’embuscade, mais elle n’eut pas davantage le temps de se demander qui était là.

Les arbres parurent se mettre en marche et, en un clin d’œil, les deux promeneurs furent entourés d’un cercle de formes noires et silencieuses, hommes vêtus de grandes capes et coiffés de larges chapeaux, parfaitement sinistres. Quintin Crawfurd braqua son pistolet.

— Que voulez-vous ? Si vous êtes des malandrins nous n’avons -pas d’or.

— Rentrez votre arme, señor, fit l’une des ombres avec un fort accent espagnol, d’autres plus puissantes sont braquées sur vous ! Et nous ne voulons pas d’or.

— Que voulez-vous alors ?

Mais dédaignant de lui répondre, l’Espagnol dont il était impossible de voir le visage, masqué sous son chapeau à larges bords, fit un signe et aussitôt l’Ecossais se retrouva ligoté et bâillonné. Puis l’homme se tourna vers son voisin :

— C’est bien elle ? demanda-t-il.

Le voisin, qui était beaucoup plus petit et paraissait plus frêle, fit deux pas en avant. Une lanterne sourde sortit de sous son manteau et il en fit glisser le volet de fer tout en l’approchant du visage de Marianne qui, à la même lumière, s’aperçut que l’inconnu était une femme et que cette femme était Pilar.

— C’est elle ! s’écria-t-elle d’un ton triomphant. Merci de toutes vos veilles, mon cher Vasquez ! J’étais certaine que, tôt ou tard, elle viendrait à la prison.

— Vous voulez dire, fit dédaigneusement Marianne, que ce personnage a fait le guet devant la prison pendant des semaines uniquement dans l’espoir de vous procurer cette agréable rencontre ?

— C’est bien ce que je veux dire. Voilà plus d’un mois que nous vous attendons ! Exactement depuis que nous avons appris, de Bourbon-l’Archambault, que le prince de Talleyrand avait regagné Paris... et que la princesse Sant’Anna était si malade qu’elle ne sortait plus de chez elle. Alors, don Alvaro a loué une maison dans la rue des Ballets et y a établi un service de veille. Nous savions que vous n’étiez pas chez le prince ni chez vous. Il fallait bien que vous fussiez quelque part. Surveiller la prison était le seul moyen de vous prendre !

— Compliments ! fit Marianne. Je ne vous savais pas si intelligente... ni si bavarde ! Et... que comptez-vous faire de nous ? Nous tuer ?

Le visage pâle de Pilar s’approcha tout près du sien. Une haine profonde faisait luire ses yeux noirs, mais Marianne considéra froidement ce visage beau et pur qu’une fureur désespérée avait déjà raviné. Si jamais elle avait vu sa mort inscrite sur des traits humains c’était bien sur ceux-là, mais elle se sentait si forte, dans son amour comblé, qu’elle n’en éprouva aucune peur. D’ailleurs Pilar grinçait :

— Ce serait trop facile ! Non, nous allons seulement vous emmener avec nous, vous garder soigneusement afin de vous empêcher de commettre la moindre folie. Il ne faut à aucun prix qu’une démarche inconsidérée de votre part vienne entraver le cours de la justice. J’avais d’abord songé à vous remettre à la police mais il paraît que votre Napoléon a un faible pour vous !

— Si j’étais vous, je prendrais ce faible en considération. Il n’aime pas que l’on enlève ni surtout que l’on séquestre ses amis !

— Il ne le saura pas. N’êtes-vous pas... toujours en exil ? Allons, messieurs, bâillonnez madame car, dans une seconde, elle va se mettre à crier...

C’était vrai. Marianne gonflait déjà ses poumons pour hurler de toutes ses forces afin d’alerter au moins les gens des maisons voisines, mais elle n’eut pas le temps de passer aux actes. Une seconde plus tard, elle était solidement bâillonnée puis ligotée et emportée dans le fiacre où l’on avait déjà hissé Crawfurd. L’un des hommes en manteau noir sauta sur le siège du cocher mais Pilar et Vasquez montèrent avec les deux prisonniers. A peine assise en face de son ennemie, la señora Beaufort fronça les sourcils :

— Il vaudrait mieux leur bander aussi les yeux, mon ami... Je ne tiens pas à ce qu’ils sachent où nous les conduisons.

L’Espagnol s’exécuta et Marianne, rendue muette et aveugle, n’eut plus d’autre ressource que ses pensées devenues tout à coup singulièrement moins optimistes. Les choses, en effet, n’étaient plus si simples qu’elle l’imaginait. Depuis l’instant où elle avait quitté Jason, elle s’était bercée d’une bien réconfortante illusion propre à éteindre toute angoisse : elle partait décidée à tout faire pour arracher son amant à la mort et lui rendre la liberté, une liberté qu’elle entendait bien, dès lors, partager. Ou bien, en cas d’échec, elle s’était promis de mourir, sinon avec lui, du moins en même temps que lui, afin d’entamer ensemble, et la main dans la main, une éternité d’amour. Elle avait même été jusqu’à imaginer la lettre qu’elle laisserait à Jolival afin qu’il fît réunir leurs deux corps dans le même tombeau et, à la manière des enfants grondés qui souhaitent mourir pour punir leurs parents, elle avait même pris un certain plaisir à prévoir les remords et les regrets de Napoléon quand il saurait que sa dureté avait poussé son « Rossignol » à la mort... Dans tout cela, il lui fallait bien admettre avec amertume qu’elle avait totalement oublié la réalité désagréable que constituait Pilar.

Jusque-là, elle l’avait considérée comme une femme bigote et sauvage incapable d’avoir deux idées vraiment saines, mais surtout soucieuse de tirer sa propre épingle du jeu en se faisant dorloter par l’étrange reine d’Espagne qui régnait à Mortefontaine. Elle l’avait jugée folle et haineuse, vile aussi puisque, pour assouvir une basse vengeance, elle allait jusqu’à charger son époux devant la police. Mais elle n’aurait jamais imaginé que cette haine pût être aussi cruellement agissante. Qu’avait dit cette folle ? Qu’il ne fallait pas que ses initiatives vinssent entraver l’action de la justice ?... En d’autres termes, elle enlevait Marianne afin qu’elle ne pût rien faire pour sauver Jason !... Un instant, la prisonnière crut entendre Talleyrand :