Elle fut réveillée par le choc mou de la couverture rejetée sur son visage. Presque aussitôt, il y eut le grincement d’une grille et, à nouveau, un cliquetis d’armes, comme si l’on était devant un corps de garde. Puis, la voiture se mit à rouler sur quelque chose de doux et d’uni ; les allées bien sablées d’un parc peut-être... Le chemin se poursuivit encore un moment. Sous sa couverture rabattue trop serrée, Marianne n’entendait plus rien et cherchait l’air désespérément... Heureusement l’attelage s’arrêta enfin.
La jeune femme pensait qu’on allait la détacher, enlever ce bâillon, ce bandeau, mais il n’en fut rien. Deux paires de mains la tirèrent hors de la voiture. Il y eut un clapotis, un bruit de chaîne, puis un choc sourd qui lui parut celui d’une barque contre un pieu ou contre un ponton. D’ailleurs, le bois résonna sous les pas de ceux qui la portaient et, aussitôt, elle sentit le balancement léger d’un bateau sur le fond duquel on la déposa. Sans doute allait-on lui faire passer une rivière... à moins que... L’idée qui lui vint fut terrifiante mais ne dura qu’un instant. Depuis son enlèvement, Pilar lui avait répété qu’on ne la tuerait pas, pas maintenant tout au moins parce qu’elle devait souffrir plus longtemps...
Quelqu’un prit les rames et le bateau se mit à avancer. Il n’y avait pas de vagues. La surface de l’eau devait être lisse et sans rides. Un lac peut-être, ou un étang ? Les nerfs tendus, Marianne épiait chaque bruit, chaque indice, mais, hormis le léger clapotis, dû au maniement des rames, et la respiration plus forte de celui qui ramait, elle n’entendit rien d’autre que le cri d’une chouette dans les lointains.
La barque toucha un fond mou et s’immobilisa. De nouveau, les mains saisirent Marianne, mais cette fois ce fut pour la hisser sans ménagement sur un dos particulièrement dur, comme si elle était un simple sac de farine ; ses bras furent maintenus solidement par une main gantée, mais qui semblait en fer, et elle se retrouva pliée en deux sur une épaule qui lui entrait dans l’estomac, la tête ballant en avant.
L’homme qui la transportait sentait furieusement l’écurie et ces relents se rejoignaient à une bizarre odeur d’huile rance qui n’avait rien d’agréable. Marianne n’eut pas le temps d’analyser davantage ses sensations car on se mit à gravir quelque chose qui devait être une échelle ou un escalier particulièrement rudimentaire. Les degrés, en effet, criaient à faire frémir, et cette ascension parut durer une éternité avant que l’on ne se remît à marcher sur un plan horizontal. En même temps, une odeur assez agreste, paille et foin mélangés à de la poussière, emplit ses narines, luttant victorieusement contre les relents de l’homme... qui, brutalement, la laissa choir dans quelque chose qui ne pouvait être qu’un tas de foin. Presque en même temps, les liens qui ligotaient Marianne tombèrent. Le bâillon s’envola ainsi que le bandeau de ses yeux.
A la lumière de la lanterne sourde que portait l’un des hommes, Marianne vit, debout devant elle, une sorte de géant dépeigné qui soufflait comme un phoque et qui, de toute évidence, était son porteur. L’autre homme avait toujours son grand chapeau, sa cape et son masque noir. Enfin, dans une étroite ouverture qui semblait pratiquée au moyen de deux épaisses planches enlevées dans une cloison, elle vit entrer Pilar. Le décor, ainsi que Marianne l’avait imaginé, était celui d’un grenier mansardé aux trois quarts rempli de foin.
— Vous voilà chez vous ! dit l’homme. Vous n’y serez pas trop mal. Il y fait sec et le foin vaut bien les planches d’une prison !
— Je devrais vous remercier, peut-être ? lança Marianne qui s’efforçait de maîtriser sa fureur. J’ai toujours aimé l’odeur du foin coupé, mais j’aimerais tout de même savoir combien de temps vous avez l’intention de me garder ici.
L’homme allait répondre quand Pilar le tira en arrière et lui fit signe de se taire, tandis qu’elle se chargeait de répondre.
— Vous le savez déjà : je veux vous empêcher de nuire à l’action de la justice. Vous resterez ici jusqu’à ce que certain verdict soit rendu... et certaine sentence exécutée !
— Et vous vous prétendez une femme ? s’écria la prisonnière incapable de contenir plus longtemps son indignation. Vous osez vous dire « sa » femme, alors que vous n’êtes qu’une vulgaire meurtrière, une menteuse et une fanatique à moitié folle ! Est-ce ainsi que vous payez Jason du bien qu’il vous a fait ? Car je n’ignore pas la raison pour laquelle il vous a épousée : il voulait sauver votre vie, menacée à cause des sympathies pro-américaines de votre défunt père !
— Les sympathies de mon père n’allaient pas où vont les miennes. J’aurais su faire entendre ma bonne foi à mes compatriotes. Je n’avais pas besoin que le señor Beaufort m’épousât pour cela !
— Alors, pourquoi l’avez-vous épousé ? Dites-le si vous en avez le courage ! Non, vous n’osez pas ? Alors je vais vous le dire : Vous vous êtes fait épouser, en jouant la fille persécutée, vous avez imploré sa protection parce que c’était pour vous la seule chance de l’avoir à vous ! Vous en étiez folle, n’est-ce pas ?... Mais vous saviez parfaitement qu’il ne vous aimait pas !
Le pied de » Pilar, chaussé d’un escarpin pointu, vint frapper douloureusement les côtes de Marianne qui, sous la douleur, eut un hoquet vite réprimé... Instantanément, elle se ramassa sur elle-même pour bondir sur son ennemie toutes griffes dehors, mais elle réussit seulement à tomber dans les bras des deux hommes qui s’étaient jetés en avant. Pilar eut un petit rire :
— Je vous avais dit qu’elle était dangereuse ! N’oubliez pas que c’est une meurtrière qui a déjà tué une femme et vous voyez que j’ai eu raison de prévoir une installation solide. Attachez-la, Sanchez...
Le géant s’empara d’une seule main des deux bras de Marianne et la traîna sur la paille jusqu’à une énorme poutre dans laquelle une chaîne toute neuve était rivée. Cette chaîne, trop courte pour permettre un rayon d’action de plus de deux mètres, se terminait par un bracelet de fer dont la clôture était assurée au moyen d’un solide cadenas. En un rien de temps, le bras droit de Marianne fut emprisonné dans le bracelet qui s’ajustait étroitement à son poignet, et le déclic du cadenas joua.
— Voilà ! fit Pilar avec satisfaction. Ainsi, il sera possible de converser avec vous sans craindre vos attaques. Mais vous ne serez tout de même pas trop gênée dans vos mouvements et vous pourrez attendre sagement la fin de cette belle aventure.
— Converser avec vous ? gronda Marianne avec mépris, perdez cet espoir, señora, car vous n’entendrez plus de moi une seule parole hormis celle-ci : comme vous le dites si bien, j’ai tué une femme parce qu’elle m’insultait, de même que j’ai provoqué et vaincu en duel un homme qui m’avait offensée. Vous avez osé m’enlever, me maltraiter pour m’empêcher de sauver l’homme que vous savez innocent et auquel devant Dieu vous avez juré fidélité...
— Il a rompu le serment le premier... en oubliant que je suis sa femme et en devenant votre amant ! C’est lui le parjure !
— C’est affaire entre vous et votre conscience... et je ne connais pas de couvent assez profond, assez obscur ni assez sourd pour étouffer les cris d’une conscience martyrisée. Mais l’unique chose que j’entends vous dire est celle-ci : prenez garde, car je vous échapperai... et je saurai tirer une vengeance éclatante de vous ! Maintenant... faites-moi donc la grâce de vous en aller et de me laisser dormir. J’ai sommeil !