Comme si, en effet, ses ravisseurs avaient perdu soudain tout intérêt à ses yeux, Marianne se mit à bâiller outrageusement puis, disposant le foin autour d’elle de façon à s’installer aussi confortablement que possible, elle se roula en boule à la façon d’un chat et, glissant un bras sous sa tête, ferma les yeux... Elle entendit alors l’homme au chapeau chuchoter :
— Il vaut mieux rentrer maintenant, doña Pilar. On pourrait s’étonner... Avez-vous encore quelque chose à dire à cette femme ?
— Non, plus rien. Vous avez raison, rentrons ! Mais veillez bien sur elle !
— Soyez sans crainte, Sanchez va s’installer dans le grenier voisin. Et, attachée comme elle est, je ne vois pas comment elle pourrait s’enfuir.
Marianne crut que ses persécuteurs allaient enfin la laisser, mais, au moment de s’éloigner, Pilar se ravisa et, désignant à l’énorme Sanchez la prisonnière qui faisait mine de dormir :
— Un moment ! Allez lui enlever toutes les épingles de sa coiffure ! Rien n’est utile comme une épingle à cheveux pour ouvrir un cadenas.
— Vous pensez vraiment à tout, doña Pilar, admira l’homme au chapeau avec un rire servile. Je suis profondément heureux que vous soyez des nôtres désormais.
Bon gré mal gré, il fallut que Marianne, étouffant de rage rentrée, laissât les lourdes pattes de Sanchez fourrager dans sa chevelure à la recherche de la moindre épingle, mais, fidèle à la promesse qu’elle venait de faire de ne plus adresser la parole à Pilar ; elle ne broncha pas. En quelques secondes ce fut fini. Les trois personnages, emportant la lanterne sourde, franchirent de nouveau l’étroite porte de planche derrière laquelle Marianne entendit claquer des verrous et assujettir une lourde barre de fer comme dans une véritable prison. Puis il y eut un bruit de froissement sec comme si, devant la porte, on avait tiré des balles de paille. C’était même certainement cela, car elle entendit l’homme au chapeau approuver.
— C’est bien ainsi ! La porte est parfaitement invisible. Mais fais bonne garde tout de même, Sanchez ! Personne ne vient jamais ici avant l’hiver, m’a-t-on dit, pourtant, on ne sait jamais...
Du fond de sa couche odorante et, somme toute, assez moelleuse, Marianne bénit silencieusement la mémoire de sa tante Ellis qui avait insisté pour qu’elle apprît plusieurs langues étrangères. Ce soir, sa connaissance de l’espagnol lui était d’autant plus précieuse qu’il n’était pas certain que Pilar se rappelât qu’elle parlait un castillan aussi pur que le sien et qu’elle avait ainsi compris les paroles que ses ravisseurs avaient échangées dans leur langue à diverses reprises. Une chose était certaine : on l’enfermait dans un lieu où apparemment personne ne risquait de la découvrir, mais on semblait avoir pris toutes sortes de précautions pour que tout le monde, hormis ceux qui avaient participé au rapt, ignorât sa présence dans ce grenier. Restait à savoir qui était « tout le monde » en l’occurrence ? Dans l’esprit surchauffé de Marianne une idée cheminait depuis déjà un moment, après avoir pris naissance dans certaines remarques qu’elle avait faites sur la longueur du trajet d’abord, qui devait mettre à environ sept lieues de Paris cette prison champêtre, puis sur ces claquements d’armes quand on avait franchi la grille, ensuite sur les dimensions de ce parc où l’on avait roulé un moment avant de prendre la barque, enfin sur les précautions que l’on semblait prendre pour dissimuler sa présence... Si l’on y ajoutait les confidences de Talleyrand et de Jolival touchant l’hospitalité donnée à Pilar par la reine d’Espagne et les assiduités d’un certain Alonso Vasquez auprès de la jeune femme, il devenait irrésistible d’imaginer qu’on l’avait conduite à Mortefontaine, dans le vaste domaine où vivait l’épouse de Joseph Bonaparte, tandis que son époux s’efforçait de régner à Madrid. Certes, transformer une dépendance de la demeure d’un Bonaparte en prison était faire preuve d’une belle audace et d’un certain sans-gêne, mais Marianne était persuadée que ni Pilar ni ses complices n’en manquaient. De plus, la cachette était idéale ! Quel policier aurait assez d’audace pour venir fureter sur les terres du frère aîné de Napoléon ? Seul Fouché en eût été capable, mais Fouché était loin et, pour la première fois, Marianne en éprouva un véritable regret.
Dans les épaisses ténèbres qui l’enveloppaient et auxquelles ses yeux n’étaient point encore habitués, Marianne sentit que, avec ces regrets stériles, une angoisse insidieuse revenait et elle s’efforça de la repousser. Il ne fallait pas qu’elle songeât trop à l’aggravation de danger que représentait pour Jason son enlèvement. Il fallait, au contraire, qu’elle gardât la tête froide, les idées claires pour mieux lutter. Et d’abord, qu’elle prît un peu de repos... Il fallait dormir. Son corps moulu, ses yeux que la fatigue brûlait le lui disaient, impérieusement...
Marianne s’enfonça plus profondément dans le foin et ferma de nouveau les paupières s’efforçant, comme elle le faisait autrefois quand, petite fille, elle avait peur de quelque chose, de retrouver les prières de son enfance pour conjurer les ombres inquiétantes de la nuit, mais son esprit revenait irrésistiblement à Jason, à ces minutes qu’ils avaient vécues ensemble, au plaisir violent, à égale distance de l’extase et de la douleur, qu’elle avait connu dans ses bras et qu’il avait partagé, à la douceur de ses baisers quand l’apaisement était venu, un apaisement qui n’avait été que le prélude au déchaînement renouvelé de leur désir commun, puis au déchirement de la séparation finale... Ils avaient eu si peu de temps ! Libres, ils auraient pu s’aimer durant des jours et des nuits, s’anéantir dans le bonheur pour renaître juste assez pour goûter la perfection de leur amour et encore mourir de plaisir...
Et, malgré la menace qui pesait sur elle, malgré ses fers, ce fut avec un sourire d’enfant comblée que Marianne enfin s’endormit en murmurant :
— Je t’aime, Jason... je t’aime, je t’aime, je t’aime...
11
DE L’UTILISATION RATIONNELLE DU FOIN ET DE CE QUE L’ON Y TROUVE...
Le jour revenu permit à Marianne d’examiner plus complètement son domaine restreint. Le grenier à foin occupait le haut d’un toit en forte pente. Il devait être très vaste si l’on considérait la longueur de la poutre maîtresse et l’imposante toile d’araignée de bois que formait la charpente. Mais il était plus qu’aux trois quarts empli d’énormes balles de foin qui ne devait pas être de la dernière récolte, car il était bien sec et bien craquant : Au moindre contact avec une flamme, cela s’embraserait d’un seul coup et Marianne comprit qu’on ne lui laissât pas la moindre lumière durant la nuit.
Le jour, on y voyait assez clair grâce à une longue fente creusée dans le mur du fond, une sorte de meurtrière qui permettait d’en mesurer l’épaisseur. Il y avait aussi, dans la pente du toit, une petite lucarne, fermée par un châssis, mais qui n’offrait aucune possibilité d’évasion car il devait être tout juste possible d’y passer la tête. Et encore en courant le risque de demeurer coincée... Néanmoins, la longueur de la chaîne qui reliait Marianne à la charpente lui permettait d’approcher aussi bien de la fente que de la lucarne. Le verre était sale, très poussiéreux ; cependant, elle put tout de même apercevoir, dominant de grands arbres, les hauts toits d’ardoise, les nobles cheminées et les girouettes dorées d’un grand château. Sur une tour claquait un drapeau aux couleurs de l’Espagne et elle comprit qu’elle avait deviné juste : elle était à Mortefontaine. Plus loin encore, vers la droite, des fumées nombreuses signalaient un gros village.
La fente par laquelle l’air frais du matin entrait agréablement révéla pour sa part une large étendue d’eau dont le dessin semblait s’arrondir et sur laquelle apparaissaient de petites îles boisées où l’approche de l’automne mettait des moirures blondes. Dans la lumière neuve, l’eau, d’où montait une légère brume, prenait des tons d’opale et les troncs sveltes des grands peupliers bruissants, les fûts argentés des bouleaux couronnés d’or pâle semblaient garder quelque domaine enchanté. Tout autour, ce n’était que collines chevelues, doux vallonnements, et Marianne, le front collé à la pierre, se dit qu’elle avait rarement vu paysage aussi beau, aussi poétique. Si ce domaine était celui de la reine Julie, elle comprenait qu’elle fût peu pressée de le quitter pour les austères splendeurs de Madrid et l’aridité des sierras. C’était là un lieu privilégié où la vie devait être douce... et il fallait posséder un esprit singulièrement tortueux et cruel pour y introduire la violence et l’arbitraire.