Quant à son grenier, il devait être situé en haut d’un bâtiment assez élevé, une grange peut-être, elle-même bâtie sur une île, puisqu’il avait fallu prendre une barque pour y entrer.
En dehors de la montagne de foin, l’ameublement du logis de Marianne était des plus sommaires. Dans le coin le plus obscur, il y avait une cuvette de fer, un grand pot de terre ébréché qui devait contenir de l’eau, un pain de savon noir, deux torchons à peu près propres, mais effrangés, promus sans doute pour la circonstance au rang de serviettes de toilette, et un grand seau pour les eaux usées. Encore la prisonnière devait-elle s’estimer satisfaite que ses geôliers eussent pensé qu’elle souhaiterait pouvoir se laver un peu.
Vers le milieu du jour, le gros Sanchez vint apporter le ravitaillement qui se composait de viande froide, de pain rassis, d’un fromage si dur qu’à moins de posséder une hache d’abordage il devait être impossible à entamer, et de quelques fruits qui avaient dû quitter leur arbre originel depuis quelque temps. Malgré tout, Marianne, affamée, attaqua ce repas à belles dents, tandis que Sanchez faisait le ménage. En d’autres termes, il alla vider le seau, renouvela l’eau du pot et jeta, pour conclure, un regard féroce à la prisonnière en déclarant, un doigt noueux tendu vers sa nourriture :
— Tout pour le jour... moi reviens demain !
Ce qui était une manière comme une autre de lui conseiller de faire durer ses provisions jusqu’au lendemain. Mais, tout compte fait, c’était plutôt une bonne nouvelle, puisque ainsi Marianne était à peu près certaine de ne voir surgir son geôlier qu’une fois par jour. Cela lui laissait du temps pour songer à la manière de s’échapper. Restait à savoir, évidemment, si Pilar ou ses acolytes ne viendraient pas de temps en temps lui tenir compagnie.
Pour reconquérir sa liberté, la première chose à faire était de se débarrasser de la chaîne, mais, maigre les longs efforts de Marianne pour faire glisser sa main, cependant étroite et longue, hors du bracelet de fer, elle ne parvint qu’à se meurtrir suffisamment pour que, le soir venu, sa main enflée eût doublé de volume, malgré l’aide puissante du savon noir dont elle l’avait abondamment enduite dans l’espoir qu’elle glisserait mieux. La seule possibilité de se libérer était de réussir à ouvrir ce cadenas qui retenait solidement la fermeture. Mais comment ? Avec quoi ?... Cette désolante évidence amena une crise de larmes qui eut au moins l’avantage de détendre les nerfs de la jeune femme et de lui faire voir les choses sous un angle un peu plus optimiste. Il y avait maintenant vingt-quatre heures qu’elle et Crawfurd avaient été enlevés. Très certainement Eleonora devait avoir alerté Talleyrand, sinon la police. A eux deux, ils devaient chercher ce qu’ils étaient devenus et Talleyrand n’ignorait pas où Pilar avait trouvé refuge. Mais imaginerait-il seulement que l’enlèvement était dû à cette jeune femme taciturne et sombre qui semblait n’avoir eu d’autre préoccupation que se mettre à l’abri des ennuis et s’assurer une puissante protection ? Plus certainement, il penserait que Crawfurd avait surestimé la puissance de ses relations geôlières et que les deux imprudents visiteurs avaient été reconnus, arrêtés et incarcérés. Comme Marianne était rentrée en fraude à Paris, il était assez difficile d’aller la réclamer hautement à Savary. Quant à Napoléon, sa récente et désagréable missive au prince de Bénévent rendait inutile d’avance tout recours à lui. Restait Jolival... mais il ne rentrerait pas avant de longs jours et, même s’il se lançait à sa recherche à peine descendu de cheval, combien de temps s’écoulerait avant qu’il ne trouvât la moindre piste ? Enfin, en admettant que la piste arrivât jusqu’à Mortefontaine, comment obtenir de fouiller le domaine d’une reine d’Espagne ? En vérité, les plans de Pilar étaient habiles et ses mesures convenablement prises... Aussi la logique de ses raisonnements vint rapidement à bout de l’optimisme passager de Marianne et ce fut en ruminant les idées les plus sombres qu’elle s’endormit enfin...
Plusieurs jours passèrent ainsi, désespérément semblables et mornes. Régulièrement Sanchez venait faire son service auprès d’elle mais il ne restait que quelques minutes et Marianne d’ailleurs ne souhaitait pas sa présence. Il semblait n’avoir pas deux idées à lui et, quand elle essayait de lui adresser la parole, n’obtenait de lui que des grognements inintelligibles. Quant à Pilar et ses complices, aucun d’eux ne prit la peine de venir voir comment elle se comportait et la prisonnière en tira une singulière et contradictoire sensation de soulagement et d’abandon mélangés.
A mesure que le temps passait, d’ailleurs, l’espoir l’abandonnait. Elle n’avait aucun moyen de se libérer seule et il ne fallait pas compter sur l’aide de son geôlier. En même temps, les spéculations de son esprit enfiévré l’amenaient peu à peu à un curieux état mental fait de fatalisme et de résignation. Elle était désormais rayée du nombre des vivants et, certainement, Jason le serait aussi avant peu... Il ne lui resterait, le jour où Pilar, triomphante mais ensevelie sous des voiles de deuil de la tête aux talons, viendrait lui annoncer la mort de Jason, qu’à exciter suffisamment la colère de la vindicative Espagnole afin qu’elle ne retardât pas sa propre mort plus longtemps. Du fond de son cachot, Marianne n’avait plus d’espoir qu’en une vie meilleure...
Malgré tout et sans même qu’elle en eût nettement conscience, son cerveau travaillait. Dans ce grenier, il y avait quelque chose d’anormal et elle fut quelque temps avant de se rendre compte de ce que c’était. En fait, ce quelque chose résidait dans la taille des énormes balles de foin dont certaines étaient encore liées d’osier.
A considérer ces balles et les dimensions plus que réduites de la porte par laquelle apparaissait Sanchez, il devint évident pour Marianne que le foin n’avait pas été engrangé par cette issue-là et que fatalement, il devait y en avoir une autre, constituée sans doute par une trappe découpée dans le sol du grenier.
Bien sûr, et même si elle découvrait cette trappe, elle ne pourrait espérer se libérer car la chaîne était toujours là et la hauteur du grenier devait rendre un saut impossible, mais c’était tout de même, sinon un véritable espoir, du moins une occupation et, dans la marge de liberté que lui laissait sa chaîne, elle se mit à déblayer le foin pour atteindre le plancher, empilant d’un côté ce qu’elle retirait d’un autre puis recouvrant l’endroit exploré s’il ne présentait aucune apparence d’ouverture.
Ce fut un travail long et pénible qui souleva beaucoup de poussière et causa beaucoup de fatigue, mais, le troisième jour, Marianne vit apparaître dans le bois deux grosses charnières, preuves irréfutables de la présence d’une trappe.
L’heure de la visite de Sanchez était proche et la jeune femme se hâta de recouvrir sa trouvaille puis, haletante, alla se jeter dans son coin habituel et fit semblant de dormir. Le geôlier espagnol vaqua comme d’habitude à ses occupations, puis se retira. Marianne, alors, dévora un morceau de pain, une tranche de viande, but un coup d’eau et retourna à son travail. Peu à peu, la trappe apparut. C’était, en vérité, une large découpure qui expliquait parfaitement l’importance des paquets de foin... Mais la prisonnière ne put retenir un gémissement de désespoir en s’apercevant que la longueur de sa chaîne ne lui permettait pas de la déblayer complètement.