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— Tous ces gens à figure jaunâtre que l’on voit rôder par ici, depuis que l’Empereur a fait un roi d’Espagne de son frère, ne m’ont jamais paru valoir grand-chose. On était bien plus tranquilles avant ! Ce n’est pas un mauvais homme, le Joseph ! Toujours aimable et plutôt généreux ! On l’aimait bien, dans la région, et on regrette qu’il soit parti chez les sauvages ! Quant à vous, ma petite demoiselle, on va faire de son mieux pour vous aider à rentrer chez vous aussi discrètement que possible.

— Mais, coupa Jacques, pourquoi ne pas aller tout droit à la police ?

Aïe ! La question était insidieuse et Marianne s’efforça de réfléchir vite, très vite pour que sa réponse eût l’air suffisamment naturelle.

— C’est bien mon intention, affirma-t-elle, mais c’est le ministre en personne qu’il me faut voir. Ces gens qui m’avaient prise appartiennent à la cour de la reine Julie et ils ont le bras très long. Ils ont fait courir le bruit que j’étais responsable de la mort de mon oncle. On me recherche... il faut que je puisse apporter mes preuves. Et mes preuves sont à Paris.

L’explication donnée, elle s’accorda un léger soupir de soulagement en espérant s’être montrée suffisamment convaincante. Jacques et sa grand-mère s’étaient retirés au fond de la cuisine et tenaient, à voix basse, un conciliabule des plus animés qui, d’ailleurs, ne dura pas plus de quelques secondes. Quand ce fut fini, le jeune garçon revint vers Marianne :

— Le mieux, dit-il, est que vous preniez un peu de repos ici, bien à l’abri des recherches. Dans l’après-midi, je vous conduirai à Dammartin-en-Goële, chez mon oncle Cochu. C’est le maire du pays et il envoie régulièrement à Paris, tous les trois jours, une charrette de choux et de raves. Il y en a justement une qui part demain matin. Avec des habits de paysanne, vous pourrez rentrer à Paris sans crainte de la police ou de vos ravisseurs. Et vous y serez demain soir.

Demain soir ? Dans son esprit, Marianne calculait que le procès de Jason s’était ouvert la veille, qu’il se déroulait sans doute alors qu’elle restait là à discuter avec ces braves gens et que le temps était précieux. Timidement, elle objecta :

— Est-ce qu’il ne serait pas possible d’aller... plus vite ? J’ai tellement hâte d’arriver !

— Plus vite ? Comment voulez-vous ? Bien sûr, vous pourriez prendre demain, à Dammartin, la diligence de Soissons... mais vous ne gagneriez que quelques heures... et vous seriez bien moins en sécurité !

C’était l’évidence même. Naturellement, elle aurait voulu trouver un cheval, mais où ? mais comment ? Elle n’avait pas un sou sur elle puisque, avant son enlèvement, elle avait laissé le contenu de sa bourse dans les mains de Ducatel, le geôlier de Jason. La sagesse lui souffla de se montrer raisonnable. L’important était qu’elle rentrât et, avec le moyen proposé par Jacques, elle rentrerait sans risquer d’être reprise. Mieux valait arriver tard que pas du tout et un procès de cette importance durerait certainement plusieurs jours... En conclusion, elle offrit à ses hôtes un sourire reconnaissant.

— J’accepte, dit-elle gentiment, et je vous remercie de tout mon cœur ! J’espère pouvoir, un jour prochain, vous prouver ma gratitude !...

— Ne dites donc pas de sottises ! coupa la grand-mère Cochu d’un ton bourru. Si on ne s’aide pas entre pauvres gens, on n’a pas le droit de se dire chrétien ! et, la reconnaissance, ça se garde dans le cœur ! Venez vous étendre un peu maintenant. La terre mouillée de la forêt ne devait pas faire un lit bien douillet ! Pendant ce temps, j’irai jusque chez Etiennette, la promise à Jacques, pour lui emprunter un cotillon et un caraco ! Vous êtes à peu près de sa taille.

Vers la fin du jour, Marianne, habillée d’une jupe de grosse laine rouge et d’un corsage noir, empaquetée dans un châle de laine noire qu’elle devait à la générosité de Mme Cochu, les pieds dans des sabots trop grands et la tête enfouie sous une immense coiffe de toile bise, s’installait en croupe derrière Jacques sur le gros cheval de labour qui servait aussi bien pour la culture que pour les déplacements. Devant les genoux du jeune homme, deux grands paniers pleins de pommes tardives étaient accrochés à l’encolure de l’animal.

On arriva en pleine nuit à Dammartin, une cité en hauteur ceinturée de remparts, et Jacques remit Marianne aux mains de son grand-oncle, Pierre Cochu, un beau vieillard sec comme un sarment, qui la reçut sans poser de questions indiscrètes, avec cette générosité pleine de noblesse des gens de la terre. Elle passait pour une cousine d’Etiennette qui voulait se rendre à Paris pour travailler comme blanchisseuse chez une lointaine parente. Aussi, quand vint le moment de faire à Jacques ses adieux, les gens de la maison trouvèrent-ils tout naturel qu’elle sautât au cou du garçon et l’embrassât sur les deux joues. Mais personne ne devina l’immense reconnaissance qu’elle mettait dans ce geste, ni d’ailleurs pourquoi Jacques devint si rouge en recevant ces marques d’affection. Afin de cacher sa gêne, il se mit à rire nerveusement puis déclara :

— On se reverra bientôt, cousine Marie ! Etiennette et moi, on ira vous voir à Paris, après notre mariage ! Ça nous fera plaisir à tous !...

— Surtout à moi, Jacques ! Dites à Etiennette que je ne vous oublierai ni les uns ni les autres.

Bien qu’elle les eût connus si peu de temps, sa grand-mère et lui s’étaient montrés si bons, si amicaux que Marianne avait l’impression de les avoir toujours eus comme amis. Ils lui étaient soudain devenus chers et elle se promit, si des temps meilleurs revenaient pour elle, de leur prouver qu’ils n’avaient pas obligé une ingrate. Mais à peine le jeune homme eut-il disparu que l’esprit de Marianne revint, irrésistiblement, à son obsession incessante : le sort de Jason qui se jouait tandis qu’elle se donnait tant de peine pour revenir vers lui.

Après une nuit brève mais confortable passée dans une petite chambre fleurant bon la cire et la citronnelle, Marianne s’installa, à l’aube, aux côtés d’un valet taciturne qui ne devait pas prononcer dix paroles au cours du trajet, sur le siège d’une grande charrette pleine de choux, et l’on prit paisiblement le chemin de Paris. Trop paisiblement même pour le goût de Marianne qui pensa, tout au long de l’interminable route, mourir cent fois d’impatience.

Heureusement, il ne plut pas. Le temps était froid mais sec. La route de Flandre était monotone et plate. Pourtant, Marianne ne réussit pas à imiter son compagnon qui somnola une bonne partie du chemin à la grande fureur de sa passagère. Quand elle voyait dodeliner la grosse tête, du garçon, Marianne luttait de toutes ses forces contre l’envie de prendre les rênes et de lancer l’attelage au grand galop sur ce chemin qui n’avait pas de fin, au risque de perdre en route tous ses choux. Mais c’eût été une bien mauvaise manière de remercier ceux qui l’avaient aidée. Et la jeune femme rongea son frein en silence.

Néanmoins, quand les clochers de Paris surgirent de la brume automnale, elle faillit bien se mettre à crier de joie et quand, en atteignant le village de la Villette, la carriole franchit les travaux du canal Saint-Denis en construction, elle se retint de sauter à bas de la voiture pour courir plus vite ; mais il valait mieux jouer le jeu jusqu’au bout.

La profonde puanteur de la Grande Voirie, dont on côtoyait les approches, parut tirer le conducteur de sa torpeur. Il ouvrit un œil, puis l’autre et tourna la tête vers Marianne, mais si lentement qu’elle se demanda s’il n’était pas mû par un mouvement d’horlogerie réglé sur les semaines.

— Où’s qu’elle loge, vot’cousine la blanchisseuse ? demanda-t-il. Not’maître m’a dit comme ça d‘vous mettre au plus près. Mais j‘vais aux Halles !...