— Ne dis pas cela ! supplia Fortunée en se signant précipitamment pour conjurer le mauvais sort, il y a nous tous qui t’aimons et qui tenons à toi !
— Il y a lui, que j’aime et sans qui je refuse de vivre ! Je ne te demande qu’une chose, Fortunée : prête-moi une voiture, des vêtements, un peu d’argent et dis-moi où je peux me rendre à Fontainebleau pour ne pas être arrêtée avant d’avoir atteint l’Empereur. Tu connais bien la région, je crois. Si tu fais cela, je te bénirai jusqu’à mon dernier souffle et...
— En voilà assez ! s’emporta la créole. Vas-tu cesser de parler de ta mort ? Te prêter de l’argent, ma voiture... tu rêves !
— Fortunée ! protesta Marianne avec une douloureuse surprise.
Mais déjà son amie l’entourait d’un bras chaleureux et l’entraînait en murmurant affectueusement :
— Folle que tu es ! Nous y allons ensemble, bien sûr ! J’ai là-bas une maison, une espèce d’ermitage près de la Seine, et je connais tous les détours de la forêt. Cela nous sera utile si tu ne parviens pas à franchir les grilles du château... encore que Napoléon déteste que l’on vienne couper sa chasse. Mais s’il n’y a pas d’autres moyens...
— Je ne veux pas, Fortunée ! Tu te compromettrais gravement peut-être... Tu risques l’exil...
— Et alors ? J’irai retrouver Montrond à Anvers et nous y mènerons joyeuse vie ensemble ! Viens, mon cœur ! De toute façon je ne serai pas fâchée de savoir pour quelle raison Sa Majesté corse a laissé ses juges rendre une pareille sentence contre un homme aussi extraordinairement séduisant... et aussi visiblement incapable de commettre les crimes dont on l’accuse ! Un meurtre crapuleux ? De la fausse monnaie ? Avec cette mine fière et ce regard d’aigle des mers ? Quelle absurdité !... Jonas ! Tout de suite ma femme de chambre avec un bain pour Mlle Marianne et des vêtements ; dans une demi-heure un solide repas et dans une heure une chaise de poste dans la cour ! Compris ? Au trot !
Et tandis que son majordome se ruait dans l’escalier en hurlant pour appeler Mlle Clémentine et lui donner des ordres, Fortunée entraîna son amie par le même chemin, mais avec moins de précipitation.
— Tu vas avoir tout le temps, maintenant, de me dire où tu étais passée, ma belle...
12
LA CHASSE DE L’EMPEREUR
Mme Hamelin retint son cheval et l’arrêta auprès d’une croix de pierre usée et mangée de mousse qui s’élevait à l’ombre d’un grand chêne, à la croisée des chemins.
— C’est ici la croix de Souvray, dit-elle en désignant le calvaire du bout de sa cravache. Nous y serons à merveille pour attendre que la chasse commence. Je sais que le déjeuner a lieu à moins d’une demi-lieue d’ici, au carrefour de Recloses, mais j’ignore quelle direction prendront les chasseurs.
Tout en parlant, elle mettait pied à terre, attachait son cheval un peu plus loin au tronc svelte d’un pin sylvestre puis, retroussant la longue traîne de son amazone de drap couleur de feuille morte, elle alla tranquillement s’asseoir sur les marches de la vieille croix ; tandis qu’à son tour Marianne sautait sur le sol et venait lier sa monture au même arbre avant de rejoindre son amie.
Le carrefour était désert. On n’y entendait guère que le murmure d’un filet coulant quelque part dans l’épaisseur d’un taillis et, sur l’épais tapis de feuilles craquantes qui s’étendait sous la futaie, la fuite rapide d’un lièvre dérangé. Mais un peu plus loin vers le sud, la forêt était toute bruissante de cette rumeur si particulière que fait une foule joyeuse. S’y mêlaient des aboiements de chiens, des appels de trompe et de lointains roulements de voitures.
— Comment se passe une chasse impériale ? demanda Marianne en s’installant auprès de son amie et en arrangeant autour de ses jambes les plis de sa robe vert sombre, je n’en ai jamais vu et n’en ai donc aucune idée.
— Oh ! C’est assez simple à ceci près que toute la cour est censée y participer, alors qu’en fait l’Empereur chasse à peu près seul, à l’exception de son Premier Ecuyer, le général de Nansouty, de M. d’Hannecourt qui commande la vénerie, d’un écuyer-veneur et de Roustan, son mameluk, qui le suit partout. Tant que Savary n’était pas chargé de la Police, il y était aussi, mais depuis, force lui est de veiller de plus loin sur la personne de son maître. Quant au cérémonial, le voici : tout le monde, hommes et femmes, y compris Sa Majesté, part du château en voiture. On se rend à un point décidé d’avance où l’on sert un copieux déjeuner. Ensuite, tandis que sa cour paresse, digère ou rentre paisiblement, Napoléon se met en chasse. Voilà tout !
— J’ignorais qu’il fût un chasseur si ardent ! Il ne m’en a jamais parlé.
Fortunée se mit à rire :
— Ma chère enfant, notre Empereur est un homme qui s’entend comme personne à soigner son décor et sa mise en scène. Au fond, il n’a pas grand goût pour la chasse. Et d’autant moins qu’il n’est pas un fameux cavalier. Si on ne lui dressait pas ses chevaux avec un soin extraordinaire, il aurait certainement à son actif un nombre respectable de chutes. Mais pour ce qui est de la chasse, il pense qu’elle fait partie des obligations d’un souverain français. Tous les rois, qu’ils soient Capétiens, Valois ou Bourbons, ont été des veneurs impénitents. Il doit au moins cela à la mémoire de son « oncle Louis XVI » ! Allons, ne fais pas cette mine longue : tu as là ta meilleure chance de l’approcher à peu près sans témoins.
Pour faire plaisir à Fortunée, Marianne esquissa un pâle sourire, mais l’angoisse qui lui serrait le cœur était trop forte pour qu’elle pût trouver le moindre plaisir aux boutades de son amie. Des instants qui allaient venir dépendait la vie de Jason et, depuis trois jours qu’elle s’était installée dans la charmante maison de La Madeleine qui servait de thébaïde à la jolie créole, c’était une pensée qui ne l’avait quittée ni jour ni nuit.
A peine arrivée, en effet, Mme Hamelin s’était précipitée au palais de Fontainebleau pour y voir Duroc et, par lui, obtenir audience de l’Empereur. Le duc de Frioul toujours serviable, avait transmis la demande à son maître, mais Napoléon avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas voir Mme Hamelin et qu’il lui conseillait de profiter à loisir des charmes de sa propriété sans tenter de s’approcher pour le moment de sa personne. En apprenant la nouvelle, Marianne avait senti son cœur se serrer.
— Ma pauvre Fortunée ! Te voilà englobée dans ma disgrâce ! Napoléon ne veut pas te voir parce qu’il te sait mon amie.
— Il le sait si bien que c’est lui qui nous a jetées l’une vers l’autre, mais, en l’occurrence, je croirais plutôt que c’est mon amitié pour Joséphine qui le pousse à m’éloigner. On dit notre Majesté danubienne effroyablement jalouse de tout ce qui touche, ou a touché, de près ou de loin à notre chère Impératrice. Au surplus, je ne m’attendais guère à être reçue. Je m’y attendais même si peu que j’ai pris mes renseignements : après-demain, l’Empereur chasse en forêt. Tu t’arrangeras pour te trouver sur son chemin à un moment ou à un autre. Il sera probablement furieux sur l’instant, mais je serais fort étonnée qu’il ne t’écoutât point.
— Il faudra qu’il m’écoute ! Même si je dois me jeter sous les pieds de son cheval.
— Ce serait une grande folie ! Il est tellement maladroit qu’il serait capable de t’abîmer... et ta beauté, ma chère, demeure toujours ta meilleure arme.