Il ne fallut à Marianne que quelques secondes pour retrouver Fortunée, quelques autres pour lui raconter ce qui venait de se passer et la chance inattendue, l’espoir nouveau qui en avaient résulté pour elle.
— S’il te reçoit, c’est le principal ! commenta Mme Hamelin. Tu vas passer, sans doute, un bien mauvais quart d’heure, mais l’important, est d’être entendue. Tu as une chance de gagner la partie.
Sans plus s’attarder, les deux femmes rendirent la main à leurs montures et s’élancèrent dans la direction prise par l’Empereur. A la première croisée des chemins elles trouvèrent Roustan qui les attendait, immobile statue équestre de sultan plantée sous un pin sylvestre. Après leur avoir fait signe de le suivre, il piqua des deux vers le château, non sans effectuer un léger détour destiné à éviter que les deux amazones se trouvassent mêlées aux gens de la cour.
Une demi-heure plus tard, par le jardin Anglais l’étang des Carpes et la cour de la Fontaine, Marianne entrait dans ce palais de Fontainebleau, dont elle avait désespéré de forcer l’entrée, n’ayant croisé que des serviteurs. Au rez-de-chaussée, Roustan, après avoir installé Fortunée dans un petit salon désert, ouvrit devant Marianne la porte d’une grande pièce donnant sur un jardin, s’inclina et, de la main, lui indiqua un fauteuil. Une fois de plus, elle se trouvait dans le cabinet de Napoléon. C’était le quatrième dont elle faisait ainsi connaissance, mais, malgré son décor Louis XVI et ses meubles Empire, la pièce, grâce à l’habituel désordre de papiers, de cartes, d’objets personnels et de portefeuilles en maroquin rouge, lui parut tout de suite familière. Comme aux Tuileries, à Saint-Cloud et à Trianon, il y avait la tabatière ouverte, la plume d’oie jetée n’importe où, la grande carte déployée et le chapeau posé sur une console. Cela la réconforta et, avec l’impression d’être un peu chez elle, tant la puissante personnalité de l’Empereur s’entendait à recréer partout son atmosphère, elle attendit avec plus de confiance ce qui allait venir.
Cela vint avec le cérémonial habituel : pas rapides sur les daller de la galerie, porte claquée, traversée en trombe de la pièce, mains au dos, jusqu’à la grande table de travail, vif coup d’œil pour apprécier la révérence de cour et, finalement, entrée en matière sans nuances.
— Alors, madame ? Quelle raison impérieuse vous a poussée à enfreindre mes ordres et à venir m’importuner jusqu’ici ?
Le ton agressif, volontairement blessant, eût amené, chez une Marianne dans son état normal, une réaction du même ordre. Mais elle comprenait que, si elle voulait sauver Jason, il lui fallait fouler son orgueil aux pieds, se faire petite et humble, surtout en face d’un souverain qui, un moment auparavant, avait mordu la poussière à cause d’elle.
— Sire, reprocha-t-elle doucement, c’est la première fois que Votre Majesté me dit que je l’importune. A-t-elle donc oublié qu’elle a en moi une sujette fidèle et soumise ?
— Fidèle, je l’espère, mais soumise, en aucun cas ! Vous êtes un vrai trublion, madame, et si je n’y mettais bon ordre vous décimeriez ma grande armée tout entière. Quand on ne se bat pas en duel à cause de vous, on tue pour vous !...
— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marianne emportée par une indignation plus forte que sa résolution d’humilité. Personne n’a jamais tué pour moi et ceux qui l’ont prétendu...
— Ne se sont pas tellement trompés car, en admettant même qu’aucun crime n’ait été commis en votre honneur, j’espère que vous n’oserez pas nier que, dans la même nuit, deux hommes se sont provoqués et que deux autres se sont battus pour vous.
— Pas deux autres, Sire : un autre, le même homme, était à l’origine des deux duels.
Du plat de la main, Napoléon frappa la table qui résonna.
— Ne coupez pas les cheveux en quatre, madame ! Je n’aime pas cela ! Une chose est certaine : mes gendarmes ont pris deux duellistes en flagrant délit chez vous. L’un a fui, l’autre n’a pas pu. Depuis quand êtes-vous la maîtresse de Fournier-Sarlovèze ?
— Je ne suis pas sa maîtresse, Sire, expliqua Marianne avec lassitude, je ne l’ai jamais été ! Et Votre Majesté le sait très bien puisqu’elle n’ignore pas les liens très forts qui l’attachent à Mme Hamelin, mon amie... Au surplus, je supplie l’Empereur d’abandonner cette malheureuse affaire. Ce n’est pas d’elle que je suis venue l’entretenir.
— Mais c’est de celle-là qu’il me plaît de parler car je veux en connaître le fin mot. En prison, le général Fournier a toujours refusé de s’expliquer là-dessus, s’en tenant à sa stupide version d’un assaut d’armes amical avec un camarade étranger. Comme si c’était vraisemblable, alors que Tchernytchev, chargé par le prince Kourakine d’une mission urgente auprès du Tzar, avait dû renoncer à se battre avec ce maudit Beaufort ! Ce n’était, certes, pas le moment de faire des armes !
Ainsi, les gendarmes qui avaient envahi son jardin, la nuit du duel, avaient reconnu l’attaché russe et le geste chevaleresque de Fournier avait été vain ? Elle hocha la tête.
— Votre Majesté sait donc qu’il s’agissait du comte Tchernytchev ?
Napoléon lui décocha un sourire moqueur que la jeune femme jugea aussitôt cruel et diabolique.
— Je m’en doutais... mais, en fait, madame, c’est vous qui venez de me l’apprendre !
— Sire ! s’insurgea Marianne. Plaider le faux pour savoir le vrai est indigne !
— C’est à moi, madame, de juger ce qui est indigne ou non ! Et je vous prie de baisser le ton si vous voulez que je vous écoute jusqu’au bout ! Maintenant, ajouta-t-il après un court silence qu’il employa à scruter le visage rougissant de la jeune femme, maintenant j’attends de vous le récit complet... et véridique, de ce qui s’est passé chez vous cette nuit-là ! Vous entendez ? Je veux la vérité, toute la vérité ! Et ne vous avisez pas de mentir car je vous connais trop pour ne pas le sentir immédiatement.
Le regard de Marianne s’effara devant la perspective qui s’ouvrait devant elle. Raconter ce qui s’était passé dans sa chambre ? Evoquer devant cet homme, qui avait été pour elle le plus passionné des amants, la scène dégradante que lui avait infligée Tchernytchev ? C’était une épreuve qui lui paraissait au-dessus de ses forces. Mais, déjà, Napoléon quittait sa table de travail et, en faisant le tour, venait s’y adosser, bras croisés, debout devant la jeune femme qu’il enveloppa d’un regard impérieux.
— Allons, madame, j’attends !...
Une idée soudaine traversa l’esprit de Marianne. Il voulait savoir « tout » ce qui s’était passé chez elle cette nuit-là ? Mais alors, c’était l’occasion rêvée, inespérée de lui raconter d’abord l’odieux chantage qui avait préludé à la machination dont Jason avait été la victime ? Dans ces conditions qu’importaient sa pudeur et son amour-propre... Courageusement, elle releva la tête, plantant son regard fier dans celui de Napoléon.
— Vous voulez tout savoir, Sire ? Je vais tout vous dire et, sur la mémoire de ma mère, je vous jure que ce sera la vérité entière.
Et Marianne parla. Avec peine d’abord, s’efforçant de trouver des mots qui fussent simples et convaincants. Puis, peu à peu, elle se prit à son propre drame. L’horreur de cette nuit de juillet s’empara d’elle de nouveau, précipitant les mots, leur conférant tout leur poids d’angoisse et de honte. Elle dit tout : le marchandage avec Francis Cranmere, ses fausses confidences, la peur qu’elle avait éprouvée pour la vie de Jason, puis l’intrusion du Russe, ivre au point d’être retourné à la sauvagerie la plus primitive, le viol et le supplice qu’il lui avait infligés, enfin l’intervention quasi miraculeuse de Fournier-Sarlovèze, le duel, l’arrivée des gendarmes et l’aide que le général avait apportée à son adversaire pour que sa fuite évitât un regrettable incident diplomatique. Pas une seule fois l’Empereur ne l’interrompit, mais, à mesure qu’elle parlait, elle voyait se crisper sa mâchoire et son regard gris-bleu prendre la teinte sinistre de l’acier.