— Et je n’y retournerai pas non plus ! Comprenez-moi, Adélaïde, ce que je veux, c’est gagner du temps... le temps d’arracher Jason aux gardes-chiourme. Ensuite, je partirai, je le suivrai dans son pays, pour y vivre auprès de lui, dans son ombre, dans une cabane s’il le faut et dans la misère, mais je ne veux plus jamais, jamais, en être séparée !
Brusquement, Jolival intervint. Ses petits yeux noirs plongèrent dans le regard dilaté de Marianne.
— Vous nous abandonneriez donc ? demanda-t-il doucement.
— Aucunement. Vous aurez le choix : demeurer ici, dans cette maison que je vous donnerai... ou me suivre là-bas, avec tout ce que cela comporte d’aléas.
— Avez-vous songé que Beaufort est toujours marié à cette harpie ? Que ferez-vous d’elle ?
— Arcadius, répondit Marianne avec une soudaine gravité, quand cette femme osait me réduire à l’état de simple tabouret et, surtout, quand je l’ai entendue me dire sa froide et impitoyable résolution d’envoyer son mari à l’échafaud, j’ai juré qu’un jour elle me le paierait. Si elle ose revenir vers Jason, je n’aurai aucun scrupule à la faire disparaître. Rien ! ajouta-t-elle passionnément. Je ne reculerai plus devant rien pour l’avoir à moi seule et le garder ! pas même devant un crime qui ne serait, après tout, qu’une exécution. J’ai provoqué en duel l’homme qui m’avait avilie, j’ai tué la femme qui m’avait insultée... Je ne laisserai pas une épouse criminelle détruire l’unique amour de ma vie !
— Vous êtes devenue une femme terrible, Marianne ! s’écria Mlle d’Asselnat avec un effroi qui n’était pas dépourvu d’admiration.
— Je suis votre cousine, ma chère ! Avez-vous oublié que nous avons fait connaissance une nuit où vous vouliez mettre le feu à cette maison pour la punir d’appartenir à une créature que vous jugiez indigne ?
L’entrée de Jérémie, portant des flambeaux allumés, interrompit la conversation. Emportés par l’ardeur de leur discussion, les trois personnages ne s’étaient pas aperçus que la nuit tombait rapidement.
Les ombres avaient envahi les coins éloignés du salon, se faisant plus noires sous les rideaux, les tentures et dans les hauteurs du plafond. Seul, le feu qui flambait dans la cheminée éclairait encore.
Silencieusement, ils laissèrent le majordome disposer les bouquets de bougies qui habillèrent toutes choses d’une chaude lumière dorée. Quand il eut effectué sa sortie après avoir annoncé d’un ton lugubre que le souper serait servi dans un instant, Adélaïde, pelotonnée au fond d’une bergère, un grand châle de laine blanche sur les épaules, tendit vers le feu ses mains maigres et, un moment, contempla les flammes dansantes. Enfermés dans leurs pensées respectives, Marianne et Arcadius, l’une assise sur un coussin devant le feu, l’autre accoudé à la cheminée, gardèrent un moment le silence, comme s’ils attendaient, des bruits familiers de la maison, une réponse à toutes ces questions qu’ils se posaient sans oser les formuler pour ne pas influencer, si peu que ce fût, les décisions d’avenir des autres.
Finalement, Adélaïde leva les yeux vers Jolival et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.
— On dit que l’Amérique est un pays magnifique, dit-elle tranquillement tandis que revenait dans ses yeux gris un peu de la petite flamme ardente d’autrefois. On dit aussi que, dans ces terres du Sud, il ne fait jamais froid ! Il me semble que j’aimerais n’avoir plus jamais froid. Et vous, Jolival ?
— Moi aussi, répondit gravement le vicomte, je crois que j’aimerais...
La porte s’ouvrit à double battant.
— Son Altesse Sérénissime est servie ! clama Jérémie du seuil.
Gentiment, Marianne glissa un bras sous celui de Jolival, l’autre sous celui d’Adélaïde et partagea entre eux un sourire plein de reconnaissance :
— Je suis, en effet, servie bien au-delà de ce que je mérite, conclut-elle.
LES FORÇATS
13
LA ROUTE DE BREST
L’aube était grise et sale, une aube pluvieuse de novembre, transpercée d’un crachin glacial qui pénétrait tout et qui, depuis plusieurs jours déjà, noyait Paris. Dans la brume jaunâtre du petit matin, le vieil hospice de Bicêtre, avec ses grands toits, son haut portail et ses bâtiments bien équilibrés, retrouvait le fantôme de son ancienne élégance. Le brouillard masquait les lézardes des murs, les pignons écornés, les fenêtres aux vitres brisées ou sans vitres du tout, les coulées noires qui marbraient les pierres tombant des gouttières éventrées par le gel, toute cette lèpre d’un édifice, autrefois royal et destiné à la plus haute charité, désormais voué aux plus basses œuvres de la Justice depuis qu’en 1796 on y avait transféré, venant de la Tournelle, le Dépôt des galériens. C’était là le dernier relais des réprouvés, l’antichambre ultime de l’enfer, que ce soit celui de la Conciergerie qui menait à l’échafaud, ou celui du bagne qui menait à une mort moins sûre mais plus sordide parce que la dignité de l’homme s’y perdait autant que la vie.
Ordinairement, le sinistre hôtel, abandonné sur sa colline au milieu de terrains vagues, ne connaissait guère que le silence et la solitude, mais, ce jour-là, malgré l’heure matinale, une foule houleuse et bruyante battait les murs lépreux, grosse d’une joie immonde et d’une curiosité malsaine, la foule toujours semblable qui se retrouvait là, quatre fois l’an, pour assister au départ de la « Chaîne ». C’était la même tourbe humaine qui, prévenue par on ne sait quels signes mystérieux, se pressait toujours autour de l’échafaud, les jours d’exécutions, même les plus discrètes, une assemblée de connaisseurs, venus là comme à un spectacle de choix, et qui ne cachait pas son plaisir. Elle battait les portes closes de l’hospice comme, au théâtre, les spectateurs impatients tapent des pieds pour que l’on commence. Cette foule affreuse, Marianne la regardait avec horreur.
Enveloppée de la tête aux talons dans une grande mante noire à capuchon, elle se tenait auprès du mur croulant d’une masure, dont les vestiges s’élevaient encore au bord du chemin, les pieds dans la boue, le visage mouillé, son vêtement déjà lourd de pluie. A côté d’elle, Arcadius de Jolival, la figure sombre et les bras croisés sur sa poitrine, attendait, lui aussi, mâchant sa moustache.
Il aurait voulu éviter à Marianne le spectacle tragique qui se préparait et, jusqu’à la dernière minute, il avait tenté de l’en dissuader. Vainement. Obstinée dans son pèlerinage d’amour, la jeune femme voulait suivre, pas à pas, le calvaire de l’homme qu’elle aimait, répétant sans cesse qu’une occasion pouvait se présenter au long de la route et qu’il ne fallait pas la laisser passer.
— Tant que la chaîne est en route, avait expliqué inlassablement Arcadius, les chances d’évasion sont nulles. Ils sont enchaînés tous ensemble, par fournées de vingt-quatre, et ils sont fouillés à la première étape afin de s’assurer qu’au départ personne n’a pu leur faire passer un moyen de briser leur chaîne. Ensuite, la surveillance est des plus étroites et, si un homme tente de s’échapper contre toute logique, il est abattu sur place.
Durant les longs jours qui avaient précédé ce départ, Arcadius s’était renseigné, avec un soin minutieux, sur tout ce qui touchait au bagne, la vie que l’on y menait, les coutumes et les modalités du voyage par lequel on y arrivait. Déguisé en truand, il avait fréquenté les pires bouges de la Cité et de la barrière du Combat, payant à boire souvent, parlant peu et écoutant beaucoup. Et, comme il en avait déjà averti Marianne, il avait acquis la certitude qu’une évasion devait se préparer avec un soin extrême et dans ses plus petits détails. Il n’avait d’ailleurs pas caché à sa jeune amie qu’il redoutait beaucoup son émotivité en face des brutales réalités qui attendaient Jason et, un instant, il avait espéré lui en cacher la plus grande partie, lui conseillant d’aller l’attendre à Brest pour commencer d’y prendre certaines mesures, tandis que lui-même suivrait la chaîne tout au long de son parcours. Mais Marianne n’avait rien voulu entendre : dès l’instant où Jason aurait quitté Bicêtre, elle voulait le suivre pas à pas... Rien ne pouvait l’en faire démordre !