Avec humeur, Jolival embrassa du regard le paysage désolé où les cheminées des rares maisons commençaient à fumer. A l’écart de la foule, quelques silhouettes sombres, groupées par deux ou trois ou isolées, se tenaient au bord du chemin, avec l’attitude craintive et misérable de ceux qui souffrent : des parents, des amis, des femmes de ceux qu’on allait emmener. Certains pleuraient, d’autres, comme Marianne elle-même, le visage tendu vers l’hospice, les yeux grands ouverts, les traits figés par le gel des larmes qui ne peuvent plus couler, attendaient...
Soudain, la foule hurla. Avec un grincement énorme, les grandes portes s’ouvraient... Des gendarmes à cheval parurent, le dos rond sous l’averse qui mettait des rigoles aux pointes de leurs bicornes, repoussant du poitrail de leurs chevaux et du fourreau de leurs sabres la foule qui, déjà, se ruait. Marianne eut un frémissement de tout son être, fit un pas en avant... Vivement, Jolival saisit son bras, le retint fermement.
— Restez là ! fit-il avec une involontaire dureté. N’approchez pas !... Ils vont passer devant vous.
En effet, saluée par l’explosion d’une joie féroce, par des cris, des insultes, des quolibets, la première charrette apparut... C’était un long véhicule, porté par deux énormes roues ferrées et partagé sur toute sa longueur par une double banquette de bois sur laquelle les prisonniers étaient assis dos à dos, douze d’un côté, douze de l’autre, les jambes pendantes, retenus à hauteur de l’estomac par une grossière ridelle. Tous ces hommes étaient enchaînés par le cou. Ils portaient un carcan de fer triangulaire riveté à la masse et qui, au moyen d’une chaîne trop courte pour qu’ils pussent sauter à terre en marche, les reliait chacun à la grosse et longue chaîne, courant tout le long de la banquette et dont un argousin debout, le fusil à la main, tenait le bout sous son pied.
Il y avait cinq chariots comme celui-là. Aucune protection, pas même la plus grossière bâche, ne défendait les prisonniers contre la pluie qui, déjà, collait leurs habits. Pour le voyage, on leur avait ôté l’uniforme de la prison, un sarrau de toile mi-partie gris et noir, et rendu leurs propres habits, mais lacérés de telle sorte que, en cas de fuite, quiconque rencontrant l’un de ces hommes sût qu’il avait affaire à un forçat. Les habits n’avaient plus de col, les bas des manches étaient découpés en lanières et les chapeaux, pour ceux qui en avaient, étaient privés de bord.
Le cœur serré, Marianne vit défiler devant elle des visages blêmes, mangés de barbe, des yeux pleins de haine, des bouches qui criaient des injures ou chantaient des chansons obscènes. Tous ces hommes enchaînés avaient l’air d’autant de loups parvenus au plus extrême degré de misère. Ils grelottaient sous la pluie glacée. Certains, très jeunes, retenaient des larmes qui coulaient, soudain, quand de cette brume grisâtre ils voyaient surgir le visage douloureux de l’un des leurs.
Dans la première charrette, elle reconnut, drapé dans une indifférence méprisante qui, auprès des blasphèmes et des gémissements des autres, avait quelque chose de superbe, le forçat François Vidocq. Il posait sur la foule excitée un regard tellement dédaigneux qu’il en paraissait vide, mais qui, apercevant la pâle figure de Marianne, s’anima d’un seul coup. Elle vit un bref sourire jouer sur la bouche mal rasée tandis que, d’un signe de tête, Vidocq lui désignait la charrette suivante. Au même instant, Jolival serra son bras qu’il n’avait pas lâché :
— Le voilà ! souffla-t-il. Le quatrième en partant des chevaux.
Mais Marianne avait déjà vu Jason. Assis parmi les autres, il se tenait très droit, les yeux mi-clos, les lèvres serrées en un pli farouche. Silencieux, les bras croisés sur sa poitrine, il paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Son attitude était celle d’un homme qui refuse de voir et d’entendre et qui se renferme en lui-même pour mieux conserver ses forces vives et son énergie. Son habit au col déchiré et les lambeaux de sa fine chemise de batiste couvraient mal ses larges épaules et, par de nombreux accrocs, montraient sa peau brune, mais il ne paraissait sentir ni le froid ni la pluie. Au milieu de cette meute hurlante où les poings se tendaient en geste d’impuissante menace, où les bouches se tordaient en invectives furibondes, il semblait aussi absent qu’une statue de pierre. Et Marianne, dont la bouche s’ouvrait déjà pour crier son nom, se tut quand il passa devant elle sans la voir mêlée à cette foule.
Pourtant, elle ne put retenir un cri d’horreur. Las du vacarme que menaient les condamnés, les argousins avaient tiré les fouets, des chambrières à longues mèches, et en cinglaient indifféremment les épaules, les dos soudain arrondis et les têtes que l’on tentait de protéger sous les bras repliés. Les cris se turent, la charrette s’éloigna.
— Bande de salopards !... Sont contents d’pouvoir cogner sur un gars comme lui ! gronda derrière Marianne une voix furieuse qu’elle connaissait bien.
En se retournant, elle vit que c’était Gracchus. Le jeune cocher avait dû abandonner sa voiture sur la place du village de Gentilly où Marianne et Arcadius l’avaient laissé, pour voir, lui aussi, passer les forçats. Il se tenait là, tête nue sous la pluie, les poings serrés, de grosses larmes roulant sur ses joues, mêlées à l’eau du ciel tandis que, du regard, il suivait la charrette et Jason qui s’éloignaient. Quand elle eut disparu dans la brume, tandis que les autres s’éloignaient à leur tour et que passait, dans un grand bruit de ferraille, la carriole transportant les chaudrons de cuisine et les chaînes de rechange, Gracchus regarda sa maîtresse qui pleurait contre l’épaule de Jolival.
— On ne va pas le laisser là-dedans ? grommela-t-il entre ses dents serrées.
— Tu sais très bien que non, répondit Jolival, et que non seulement nous le suivons, mais nous allons tout faire pour le délivrer.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ? Sauf votre respect, mademoiselle Marianne, c’est pas en pleurant que vous f’rez fondre ses chaînes. Y’a mieux à faire ! C’est quoi la première étape ?
— Saint-Cyr ! fit Arcadius. C’est là qu’a lieu la dernière fouille.
— On y sera avant eux ! Allons-y !
La voiture, une berline de voyage discrète, dépourvue de toute marque extérieure de luxe et attelée de vigoureux postiers, attendait, lanternes allumées, sous les arbres près du pont de la Bièvre. Avec le jour, les tanneries qui bordaient la rivière, entretenant une puanteur puissante dans ce site, joli cependant, que dominait la tour carrée de l’église, commencèrent à s’éveiller. Silencieusement, Marianne et Jolival prirent leurs places tandis que Gracchus, d’un vigoureux coup de reins, escaladait son siège. Sur un claquement de langue, le fouet décrivit dans l’air un gracieux paraphe qui vint frôler les oreilles des chevaux et, avec un grincement d’essieux, la voiture s’ébranla. Le long voyage vers Brest était commencé.
La joue appuyée contre le drap rugueux du capitonnage, Marianne laissait couler ses larmes. Elle pleurait sans bruit, sans sanglots, et cela lui faisait du bien. C’était comme si ses yeux se lavaient des images affreuses qu’ils venaient d’emmagasiner. Au fur et à mesure, s’installaient plus fermement, dans l’âme de la jeune femme, le courage et la volonté de réussir. Assis auprès d’elle, Arcadius le comprenait si bien qu’il se garda de tenter d’endiguer le flot bienfaisant et d’offrir la moindre consolation. Qu’aurait-il pu dire d’ailleurs ? Il fallait que Jason endurât ce calvaire qu’était le voyage vers le bagne. mais aussi vers la mer où il puisait toujours le meilleur de ses forces.