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C’était exempte de regrets que Marianne quittait Paris sans esprit de retour, ou tout au moins sans autre regret que celui des rares amis qu’elle y laissait : Talleyrand, les Crawfurd et surtout la chère Fortunée Hamelin. Mais la belle créole avait refusé l’émotion. Encore que ses yeux fussent pleins de larmes quand elle avait embrassé une dernière fois son amie, elle s’était écriée avec son enthousiasme communicatif de fille du soleil :

— Ce n’est qu’un au revoir, Marianne ! Quand tu seras devenue américaine, j’irai là-bas, moi aussi, voir si les hommes y sont aussi beaux qu’on le prétend. A en juger d’après ton corsaire, ce doit être vrai !...

Talleyrand s’était borné à lui affirmer, calmement, qu’ils ne pouvaient pas ne pas se retrouver un jour, quelque part dans le vaste monde. Eleonora Crawfurd avait approuvé Marianne de songer à mettre un océan entre elle et son inquiétant mari. Enfin, Adélaïde, installée désormais dans l’hôtel familial en dame-maîtresse, s’était bornée à des adieux empreints de la plus grande philosophie. Pour sa part personnelle, aucun des événements à venir ne pouvait être inquiétant : si Marianne ne parvenait pas à faire évader Jason du bagne, elle reviendrait fatalement reprendre sa place à la maison et si, l’évasion réalisée, elle gagnait avec Jason l’Etat de Caroline, Adélaïde n’aurait plus qu’à faire ses paquets, à mettre la clef sous la porte et à s’embarquer par le premier bateau pour une existence dont la nouveauté et le parfum d’aventure la séduisaient à l’avance. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Avant de quitter Paris, d’ailleurs, Marianne avait reçu de son notaire une nouvelle singulièrement agréable dans la conjoncture actuelle : le pauvre

Nicolas Mallerousse l’avait instituée sa légataire universelle lors du séjour qu’elle avait fait chez lui, à Brest, après sa fuite du manoir de Morvan. La petite maison de Recouvrance et les quelques biens qui s’y rattachaient étaient désormais sa propriété personnelle « en souvenir, avait écrit Nicolas sur son testament, de ces jours où, grâce à elle, il avait eu l’illusion d’avoir de nouveau une fille... ».

Ce legs avait touché Marianne au plus sensible. C’était comme si, par-delà la mort, son vieil ami lui faisait signe et l’assurait de sa tendresse. Elle voyait là, en outre, le doigt de la Providence et une sorte d’accord tacite de sa part. Quelle chose, en effet, pouvait lui être plus utile, dans les jours qui allaient venir, que la petite maison sur la colline d’où l’on découvrait, d’un côté la mer infinie et de l’autre les bâtiments de l’Arsenal avec, au milieu d’eux, le bagne ?

Tout cela berçait la rêverie de la jeune femme tandis que les chevaux trottaient sans effort vers le relais suivant. Le temps était toujours aussi gris mais la pluie avait cessé. Elle était malheureusement remplacée par un vent aigre qui devait être pénible à ceux qui l’affrontaient à découvert dans des vêtements mouillés. Cent fois, tandis que l’on roulait, Marianne se retourna pour voir si la chaîne n’apparaissait pas, mais, bien entendu, toujours en vain. Même au simple trot, une berline allait tout de même plus vite que les sinistres charrettes.

Comme l’avait prévu Jolival, on arriva à Saint-Cyr bien plus tôt que le cortège, ce qui permit au vicomte de retenir pour Marianne et pour lui-même des chambres dans une auberge modeste mais convenable. Encore dut-il bagarrer avec sa compagne dont le premier soin avait été de s’enquérir de l’endroit où s’arrêtaient les galériens. On lui avait indiqué une vaste grange en dehors du bourg et Marianne refusait énergiquement l’auberge, alléguant qu’elle pouvait très bien dormir dans la voiture ou même en plein champ. Pour le coup, Arcadius s’était fâché :

— Que cherchez-vous au juste ? A prendre froid ? Tomber malade ? Cela nous simplifierait tellement les choses d’être obligés de rester huit jours dans un endroit quelconque pour vous soigner !

— Même si je grelottais de fièvre, il n’en serait pas question ! Mourante, à toute extrémité, j’irais quand même avec lui, à pied s’il le fallait !

— Cela vous ferait une belle jambe, si j’ose dire ! grogna Jolival furieux. Bon sang, Marianne, cessez de jouer les héroïnes de roman ! Que vous attrapiez la mort sur cette damnée route n’aiderait en rien Jason Beaufort, bien au contraire ! Et si vous cherchez uniquement à vous mortifier pour faire, avec lui, assaut de souffrances, alors, ma chère, le mieux serait encore de vous enfermer dans le plus inexorable couvent que nous trouverons : vous y jeûnerez, y dormirez sur la pierre et vous y ferez donner la discipline trois fois par jour si cela vous chante ! Mais, au moins, vous ne serez pas une entrave quand une possibilité d’évasion se présentera !

— Arcadius ! s’écria Marianne choquée. Comme vous me parlez !

— Je vous parle comme je dois le faire ! Et, si vous tenez à le savoir, je trouve idiot que vous vous obstiniez à suivre vous-même la chaîne !

— Je vous ai déjà répété cent fois que je ne veux pas me séparer de lui. S’il lui arrivait quelque chose...

— Je serais là pour m’en apercevoir ! Vous nous auriez été cent fois plus utile en courant la poste jusqu’à Brest, en vous installant dans votre héritage, en y établissant un peu vos habitudes et en commençant à prendre langue avec les gens du pays ! Avez-vous oublié qu’il nous faut de l’aide, un bateau avec un équipage capable de traverser un océan ? Mais non ! Vous préférez, telles les saintes femmes sur le chemin du Calvaire, vous traîner à la suite des condamnés, dans l’espoir de jouer les « Madeleine », ou encore d’essuyer, de votre voile, telle sainte Véronique, la face douloureuse de votre ami ! Mais sacrebleu, s’il y avait eu la moindre chance de sauver Jésus, je vous affirme que les saintes femmes n’auraient pas été perdre leur temps dans les vieilles ruelles de Jérusalem ! Vous tenez vraiment à ce que l’Empereur apprenne rapidement que la princesse Sant’Anna lui désobéit une fois de plus et suit la chaîne de Brest ?

— Il n’en saura rien. Nous voyageons discrètement et je passe pour votre nièce.

C’était vrai. Pour plus de sûreté, Jolival avait fait, grâce à Talleyrand, délivrer un passeport à son nom comportant, à ses côtés, la présence de sa nièce Marie. Mais le vicomte haussa furieusement les épaules.

— Et votre figure ? Croyez-vous que personne ne la remarquera ? Mais, malheureuse, avant trois jours, les argousins d’escorte vous auront repérée ! Alors, je vous en supplie, pas de comportement spectaculaire, pas de gestes capables de vous faire remarquer : que vous le vouliez ou non, vous dormirez comme tout le monde dans une auberge !

Matée quoique mécontente, Marianne avait fini par céder, mais en précisant qu’elle ne gagnerait l’auberge qu’une fois les bagnards parvenus à leur triste destination. Il lui était impossible de renoncer à une seule occasion d’apercevoir Jason.

— On ne me remarquera même pas ! dit-elle. Il y a déjà tellement de monde qui attend.

Cela aussi était vrai. On savait, dans les campagnes, les dates, toujours les mêmes, du passage des chaînes et elles étaient toujours d’un attrait extraordinaire pour les paysans. Ils accouraient, de plusieurs lieues parfois, aux endroits où la chiourme faisait halte et, souvent, l’escortaient un bout de chemin. Certains d’entre eux, dans une intention charitable, pour donner à l’un ou à l’autre un pain, un peu de nourriture, un vêtement usagé ou quelque menue monnaie. Mais la plupart venaient là pour se divertir et trouver, à leurs ennuis confortables d’honnêtes gens, un réconfort puissant dans la vue du châtiment des mauvais garçons et d’une misère que même les plus pauvres ne connaîtraient jamais.