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La petite cité était pleine de monde, mais les plus malins, ou les mieux renseignés, avaient déjà pris place près de la grange. En effet, avant le repos du soir, les forçats devaient subir une fouille aussi complète que minutieuse qui faciliterait, plus tard, la surveillance. On se contenterait aux autres étapes d’une vérification des fers et d’un palpage rapide. Marianne se glissa au milieu de la foule, un Jolival toujours aussi réprobateur sur les talons.

On entendit, de loin, venir la chaîne. Le vent apportait une rumeur terrible de hurlements et de chants qui, dans la traversée de Saint-Cyr, se doublèrent des huées des bonnes gens. Puis, franchissant les dernières maisons, l’on vit apparaître deux gendarmes à cheval, la poitrine barrée par la croix blanche de leurs baudriers. La mine sombre, ils ne regardaient rien tandis que les argousins qui les suivaient souriaient à la foule comme s’ils eussent été les héros d’un spectacle particulièrement bien joué. Derrière, la première charrette apparut.

Quand les cinq véhicules furent rangés, l’un après l’autre, dans un champ, l’on fit descendre les prisonniers et la fouille commença tandis que, brusquement et comme si elle avait obéi à une sorte de signal, la pluie se remettait à tomber.

— Vous tenez vraiment à rester là ? souffla Jolival dans l’oreille de Marianne. Je vous avertis que ce n’est pas un spectacle pour vous et il vaudrait mieux...

— Une fois pour toutes, Arcadius, je vous prie de me laisser tranquille. Je veux voir ce qu’on lui fait.

— A votre aise ! Vous allez voir ! Mais je vous aurai prévenue...

Avec colère, elle haussa les épaules. Evidemment, quelques instants plus tard, elle baissait la tête et détournait les yeux, affreusement gênée. En effet, malgré le froid et la pluie, les prisonniers avaient dû se dépouiller entièrement de tous leurs vêtements. Pieds nus dans la boue, vêtus seulement du carcan de fer de leur cou, ils durent subir de la part de leurs gardiens une fouille trop avilissante pour n’être pas une punition supplémentaire. Tandis qu’un argousin visitait les vêtements, les bas, les souliers, un autre explorait la bouche, les oreilles, les narines et même certains endroits plus secrets. Les bagnards, en effet, étaient habiles à dissimuler, dans de minces étuis, de petites limes ou des ressorts de montre qui, en moins de trois heures, savaient couper les fers.

Rouge jusqu’à la racine des cheveux, Marianne tenait son regard obstinément baissé sur ses pieds et la touffe d’herbe pourrissante où ils posaient. Mais, autour d’elle, on s’amusait ferme et les femmes, de solides commères pour la plupart, détaillaient l’anatomie des prisonniers avec une verdeur de langage que n’eût pas désavouée un grenadier. Eperdue, Marianne voulut reculer et elle se retourna pour prier Jolival de l’emmener mais une bousculade de la foule parvenue à un extrême degré d’excitation la sépara de lui et, sans savoir comment, elle se retrouva au premier rang des spectateurs. Dans la presse, le capuchon qui couvrait ses cheveux et retombait sur son visage fut rejeté en arrière et, soudain, elle vit Jason juste en face d’elle.

La distance, entre eux, n’était pas telle qu’il ne pût la reconnaître et, de fait, elle vit instantanément son visage se décomposer. La peau devint grise tandis que les yeux, emplis de colère et de honte mélangées, devenaient effrayants. Il eut un geste violent pour la chasser et cria, sans souci du fouet qui instantanément s’abattit sur son dos :

— Va-t’en !... Va-t’en immédiatement !...

Marianne voulut répondre, lui dire qu’elle avait seulement souhaité souffrir avec lui, mais déjà une main de fer s’emparait de son bras et la tirait en arrière, irrésistiblement, sans se soucier de la meurtrir. Il y eut une brusque et brutale bousculade puis Marianne se retrouva derrière les dos de tous ces gens qui hurlaient, en face d’un Jolival vert de fureur :

— Alors ! Vous êtes contente ? Vous l’avez vu ? Et surtout vous lui avez bien montré que vous étiez là à une minute où il aurait cent fois préféré mourir qu’être vu par vous ! C’est ça que vous appelez partager son épreuve ? Vous trouvez qu’il n’en subit pas assez !

Ses nerfs tendus lâchèrent d’un seul coup et elle éclata en sanglots presque convulsifs :

— Je ne savais pas, Arcadius ! Je ne pouvais pas savoir... pas deviner cette infamie ! La foule en s’agitant... m’a poussée en avant... alors que je n’osais même plus regarder...

— Je vous avais prévenue ! fit Jolival impitoyable. Mais vous êtes plus entêtée qu’une mule ! Vous ne voulez rien entendre, rien écouter ! On croirait, ma parole, que vous vous plaisez à vous torturer !

Pour toute réponse, elle se jeta à son cou en pleurant de plus belle et si désespérément qu’il se radoucit. Sa main caressa les cheveux humides de pluie.

— Là... là ! Calmez-vous, mon petit ! Et pardonnez-moi ma colère... mais j’enrage quand je vous vois ajouter sans cesse à vos peines !

— Je sais... mon ami... Je sais ! Oh ! j’ai honte !... vous ne savez pas combien j’ai honte ! Je l’ai blessé... Je lui ai fait mal... moi... moi qui donnerais ma vie...

— Ah non ! Ne recommençons pas ! protesta Jolival en détachant la jeune femme de son épaule. Je sais tout ça depuis longtemps et, si vous ne vous calmez pas tout de suite, si vous ne cessez pas immédiatement de retourner sans cesse le couteau dans votre plaie, je vous jure sur mon honneur que je vous gifle comme si vous étiez ma fille ! Venez, maintenant, rentrons à l’auberge.

La saisissant de nouveau par le poignet il l’entraîna au pas de charge en direction du village sans se soucier de ses faibles protestations et des efforts qu’elle faisait encore pour se retourner vers la grange. C’est seulement en atteignant les premières maisons qu’il la lâcha.

— Maintenant, vous allez me promettre de rentrer à l’auberge, tout de suite et sans vous retourner !

— Que je rentre... toute seule ? Mais Arcadius...

— Pas de « mais Arcadius ! » J’ai dit rentrez ! Moi je retourne là-bas !

— Mais... pour quoi faire ?

— Pour voir si, avec un peu d’argent glissé à un argousin, je ne pourrais pas arriver à lui dire deux mots ! Et aussi pour lui donner ça !

Ecartant son grand manteau, Jolival montra un pain qu’il avait tenu jusque-là logé sous son bras gauche. Marianne regarda tour à tour le pain et les yeux trop brillants de son ami. Elle avait envie de pleurer encore mais ce n’était plus pour la même raison et, cette fois, elle parvint à sourire. Un pauvre petit sourire, bien sûr, mais qui essayait d’être courageux.

— Je rentre ! Je vous le promets.

— A la bonne heure ! Vous voilà enfin raisonnable.

— Seulement...

— Quoi encore ?

— Si vous lui parlez... demandez-lui pardon pour moi... et dites-lui que je l’aime.

Jolival haussa les épaules, leva les yeux pour prendre le ciel à témoin d’une telle simplicité d’esprit puis, refermant son manteau, s’éloigna à grandes enjambées en criant dans le vent :

— Vous ne croyez pas que c’est superflu ?

Fidèle à sa promesse, Marianne se mit à courir elle aussi vers l’auberge dont un valet allumait la grosse lanterne à huile, au-dessus de la porte-charretière. La nuit venait. La pluie, de nouveau, faisait trêve, mais les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon n’étaient pas tous avant-coureurs de l’obscurité. La jeune femme s’efforça de fermer les oreilles au vacarme sauvage qui venait encore jusqu’à elle et s’engouffra dans l’auberge comme on se sauve. Elle gagna aussitôt sa chambre. Il y avait beaucoup de monde dans la salle commune, des hommes surtout qui buvaient du vin chaud en commentant ce qu’ils venaient de voir et elle ne voulait rencontrer personne.