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— Je vous ai demandé quel bon vent vous amenait mais, à voir votre mine, j’ai plutôt l’impression que c’est un petit grain ! Je me trompe ?

— Dites une tempête et vous serez près de la vérité ! Au point même que je me reproche d’être venue jusqu’ici. J’ai peur, maintenant, de vous gêner... ou encore que vous me jugiez mal !

— Ça, c’est impossible ! Et quel que soit le motif qui vous amène, je vous dis tout de suite que vous avez eu raison de venir ! Vous avez trop de délicatesse pour me dire en face que vous avez besoin de moi, mais moi je n’ai aucune honte à me rappeler que je vous dois la vie ! Alors parlez, Marianne ! Vous savez très bien que vous pouvez me demander n’importe quel service !

— Même... de m’aider à faire évader un forçat du bagne de Brest ?

Malgré sa maîtrise sur lui-même, il eut tout de même un haut-le-corps qui traduisait une réticence et la jeune femme sentit son cœur trembler. Il répéta, détachant bien les mots :

— Le bagne de Brest ? Vous avez des connaissances dans ce ramassis de forbans ?

— Pas encore. L’homme que je veux sauver fait route vers le bagne, à l’heure qu’il est, avec la chaîne de Bicêtre. Il vient d’être condamné pour un crime qu’il n’a pas commis... Il était même condamné à mort, mais l’Empereur a fait grâce, parce qu’il est sûr qu’il n’a pas tué... et peut-être aussi parce qu’il s’agit d’un étranger ! C’est une histoire difficile... compliquée ! Il faut que je vous explique...

Déjà en déroute, elle s’embrouillait. La fatigue et l’émotion rendaient sa parole difficile et elle n’osait même plus regarder Surcouf en face. Mais d’un geste, il l’interrompait, interrogeait d’une voix rude :

— Un moment ! Un étranger ? Quel genre ?

— Un Américain ! Il est marin, lui aussi.

Le poing du corsaire s’abattant sur le dossier de la chaise, qui en craqua, lui coupa la parole.

— Jason Beaufort ! Tonnerre de sort ! Vous ne pouviez pas le dire tout de suite ?

— Vous le connaissez ?

Il se leva si brusquement que la chaise tomba à terre sans qu’il daignât la ramasser.

— Je dois connaître tous les capitaines et tous les vaisseaux dignes de ce nom des deux hémisphères ! Beaufort est un bon marin et un homme courageux ! Son procès a été une honte pour la Justice française ! J’ai, d’ailleurs, à ce sujet, écrit une lettre à l’Empereur !

— Vous ? s’écria Marianne suffoquée. Et... que vous a-t-il répondu ?

— De me mêler de ce qui me regarde ! Ou à peu près... Vous savez qu’il ne s’embarrasse pas de périphrases ! Mais vous, ce garçon, d’où le connaissez-vous ? Je vous croyais... euh... assez bien avec Sa Majesté ? Au point que j’ai songé un moment à vous écrire pour vous demander d’intervenir, mais l’affaire de faux billets m’a fait reculer, j’ai craint de vous gêner ! Or, voilà que vous venez me demander de vous aider à faire évader Beaufort, vous...

— Vous, la maîtresse de Napoléon ! acheva Marianne tristement. Les choses ont changé depuis notre dernier revoir, mon ami, et je ne suis plus si bien en cour.

— Et si vous me racontiez ça ? suggéra Surcouf en récupérant sa chaise qu’il remit sur ses pieds avant de retourner vers son coffre-cabaret. J’aime les histoires comme un vrai Breton que je suis !

Encouragée par un nouveau verre de vin généreux et une nouvelle ration de biscuits, Marianne entreprit le récit un peu embrouillé de ses relations avec Jason et de ses démêlés avec l’Empereur. Mais le porto mettait une bonne chaleur dans ses veines et elle se tira honorablement de l’épreuve à laquelle Surcouf apporta une conclusion bien dans sa manière :

— C’est vous qu’il aurait dû épouser, cet imbécile ! Au lieu de cette fille de Floride sans tripes ! Celle-là, sa mère a dû l’avoir avec un Séminole nourri à la viande d’alligator ! Vous, vous serez une vraie femme de marin ! J’ai vu ça tout de suite quand ce vieux diable de Fouché vous a tirée de la prison Saint-Lazare.

Marianne se garda bien de lui demander à quoi il avait « vu ça », mais elle prenait cette déclaration pour un grand compliment et c’est d’une voix plus assurée qu’elle demanda :

— Alors... vous voulez bien m’aider ?

— Ça ne se demande même pas ! Encore un peu de porto ?

— Ça ne se demande même pas ! riposta Marianne qui sentait une joie de vivre inattendue revenir peu à peu en elle.

Avec enthousiasme, les deux amis burent à la réalisation d’un projet dont ils n’avaient même pas encore posé le premier jalon, mais si Marianne sentait une douce euphorie l’envahir, il fallait un peu plus de trois verres de porto pour amoindrir les qualités manœuvrières de Surcouf. Le verre vidé jusqu’à la dernière goutte, il informa sa visiteuse qu’il allait la conduire dans la meilleure auberge de la ville pour y prendre un repos bien gagné, tandis qu’il verrait à s’occuper de leur « affaire ».

— Je ne peux vous garder ici, expliqua-t-il. Je suis à peu près seul dans cette maison. Ma femme et mes enfants se trouvent près de Saint-Servan, dans notre maison de Riancourt... et il est inutile de vous faire faire tout ce chemin. D’ailleurs, Mme Surcouf est une brave femme, mais vous ne la trouveriez pas très amusante. Elle est un peu sévère, un peu de rude de langage...

« Une pimbêche ! » pensa Marianne qui, tout haut, assura son hôte de sa préférence marquée pour l’auberge. Elle souhaitait passer aussi inaperçue que possible et, voyageant incognito, il eût été gênant qu’elle fût reçue dans la famille du corsaire. Elle n’ajouta pas qu’elle n’avait aucune envie de jouer les bêtes curieuses pour une bande de mioches et d’écouter les confidences amères d’une parfaite ménagère sur le prix du blé et les difficultés de ravitaillement en denrées coloniales dues au blocus. La solitude d’une bonne chambre d’auberge lui paraissait bien plus tentante !...

On se sépara sur cet accord. Surcouf confia Marianne au vieux Job Goas, son serviteur, qui était, en effet, un ancien marin. Job reçut l’ordre de conduire la jeune femme à l’auberge de la Duchesse-Anne, la meilleure de la ville, qui servait d’ailleurs de maison de poste, et de l’y recommander chaudement. Il promit de s’y rendre lui-même, plus tard dans la soirée, quand il aurait trouvé « l’homme qui nous faut ! ».

Peut-être à cause des vertus euphorisantes du vin portugais, mais peut-être aussi à cause de la joie qu’elle éprouvait de s’être acquis si aisément un allié d’un tel poids, Marianne trouva l’auberge charmante, sa chambre confortable à souhait et les odeurs qui montaient de la grande salle commune aussi appétissantes que possible. Pour la première fois, depuis bien longtemps, elle trouvait à la vie quelques couleurs agréables.

Autour de la ville close et sur le rempart le vent soufflait avec une violence accrue. La nuit qui venait serait une nuit de tempête et, dans le port, les hautes enfléchures des navires sur lesquels s’allumaient les fanaux dansaient comme des marins ivres. Mais dans la chambre de Marianne, défendue par des murs épais et les solides petits carreaux sertis de plomb de sa fenêtre, il faisait chaud, rassurant. Le lit avec ses matelas superposés couronnés d’un énorme édredon rouge sentait bon la lessive séchée au soleil sur les buissons de genêts de la lande. Lassée par une longue route dans le mauvais temps, Marianne eut envie de s’y étendre tout de suite, mais les biscuits au gingembre et le porto lui avaient ouvert l’appétit. Elle se sentait une faim de loup, encore aiguisée par les fumets de cuisine qui envahissaient toute la maison. Et puis Surcouf lui avait conseillé de se faire servir dans la grande salle, afin qu’il n’eût pas à se faire conduire à sa chambre quand il arriverait avec l’homme qu’il était allé chercher. C’était d’ailleurs une auberge des plus convenables où une dame pouvait souper sans crainte d’être importunée, mais, pour plus de sûreté, Marianne décida que Gracchus souperait avec elle afin d’être à même de la défendre des fâcheux toujours possibles, tandis qu’elle attendrait Surcouf et son ami.