Выбрать главу

En cette ville famineuse, privée par l’occupant de ses richesses et sa joie, où la peste erre sournoisement ; point de viandes aux cuisines, point de bûches aux foyers ; la nuit, le hurlement des loups derrière les remparts… la population misérable aime voir surgir, des doigts des sculpteurs, ces scintillants miracles de neige qui consolent un peu des duretés de l’époque. Même ma mère sans emploi, qui souffre pour moi douleur amère et maintes tristesses car je ne vois de pain qu’aux vitrines des boulangers, a le visage qui s’éclaire.

Les statues de femmes grandeur nature, ciselées dans la neige glacée, sont empruntées à la mythologie, à la culture populaire. J’entends parler d’Archipiades et Thaïs qui serait sa cousine, de la sage Héloïs qui aurait fait je ne sais quoi, de la déesse Écho qui répète tout ce qu’on dit, Bietrix, Aliz… Ce sont des femmes aux poses antiques, des figures légendaires ou historiques. Même Jeanne a son bûcher de glace !

Mais celle qui me plaît le plus, à moi, c’est Flora la belle Romaine à l’entrée du marché aux pourceaux. Ma mère qui perçoit mon excitation me laisse glisser le long de sa hanche et sa jambe pour que j’aille mieux la contempler. La poupée opaline est agenouillée, assise sur ses talons. Son visage est à ma hauteur. Dans ses paumes en offrande, côte à côte et tournées vers le ciel, le sculpteur a déposé des feuilles de houx qui reflètent, dans les grands yeux de la belle Romaine, une teinte gris-vert. Un timide soleil de janvier allume sa chevelure de glace d’un rayon blond. Je titube un pas tournoyant et acrobatique vers elle et tombe une première fois, les mains dans la terre, puis me relève vers son petit nez retroussé entouré de joues arrondies que je caresse. Mes doigts souillés y laissent des particules de terre qui scintillent alors sur son visage comme des taches de rousseur.

— Ma-ma-ma-ma…

Souvent, les semaines suivantes, j’entraîne, par la main, ma mère attendrie vers cette poupée de neige qui lui ressemble tant. « Ma-ma-ma… » Mais les après-midi ensoleillés de février adoucissent l’air et les formes des dames changent curieusement. Leurs aspérités s’effacent et gouttent. Les traits s’affaissent. Une reine blanche et détrempée a son corps qui se tord. Maintenant mi-femme avec une queue de poisson, elle pleut tant sur son socle qu’on dirait qu’elle chante.

Et un matin, la belle Romaine n’est plus là ! Où est-elle, la poupée de neige ? Moi qui aimais tant la voir, pourquoi est-elle partie ? Ma mère, qui me comprend, répond : « Elle est allée sous terre. Elle a changé de pays. Elle sera peut-être de l’eau dans une rivière ou la mer, un peu de nuage dans le ciel… Elle a changé de pays. »

Je m’agrippe à sa jupe écrue de laine feutrée et scrute les alentours, ne vois plus Jeanne à son bûcher de glace, ni…

— Les autres, c’est pareil…

5

En juin, Paris a l’odeur des rosiers en fleur et le goût de la cerise. Les cerisiers, surtout, s’épanouissent dans la ville. Griottes, guignes, marasques, croulent des branches derrière des murets d’enclos ecclésiastiques, de jardins d’hôtels particuliers auxquels on n’a pas accès. Des sergents à verge circulent dans les rues en tapotant leur baguette de bois qui sert à corriger. Ils surveillent les chapardeurs, grognent en rappelant que : « Sur ordre du prévôt, si un enfant est pris, franchissant une barrière, les lèvres trop rouges, il sera fouetté au sang avec une branche de groseillier au cul d’une charrette ! » Pourtant la cité entière scintille de ces fruits charnus.

À leur forme, on dirait des petits cœurs rouges que les oiseaux qui ont gelé pendant l’hiver auraient laissés, pendus aux branches. De jeunes pillards, de jeunes enfants ?… en tout cas une profusion d’oisillons chanteurs — rossignols, geais, tourterelles, chardonnerets, hirondelles — se moquent bien de la loi du Châtelet et se jettent contre ces cœurs qui éclaboussent les becs d’un jus de bonheur.

Un papillon monte et descend, plane et vire. Le soleil du matin paillette chaque fleur d’une humide étincelle. Sur l’île Notre-Dame où nous traînons avec ma mère, les gens disent que Paris sera bientôt repris aux Anglais, que les offensives se multiplient aux abords de la capitale, à Charenton, Vincennes…

En petit sarrau de toile grise élimée et chaussé de sandales en corde rafistolées, je regarde les tirs d’arc et d’arbalète. Soixante arbalétriers bourguignons et les cent vingt archers de la ville s’exercent sur des cibles — hommes de bois peints en noir et blanc qui me font peur quand ils tombent parce que je les avais crus vivants. Au ronflement des flèches, des pigeons s’envolent.

Une mômerie d’une vingtaine de petits mendiants musiciens arrive sur l’île, jouant flûtes et tambours. Ils ont des airs absolument canailles et la bouche maculée de rouge jusqu’aux joues. Certains ont mon âge à moi qui marche et qui parle :

— Elles sont bonnes !

— François !

Venu m’asseoir entre un bonhomme et ma mère sur un muret au bord du fleuve, j’ai pris une cerise dans le petit panier du gros monsieur assis à côté. Ma mère me gronde. Le gros monsieur en robe noire m’excuse : « La jeunesse est un peu gourmande. » Puis il cherche dans son panier deux paires de cerises aux tiges qui se rejoignent, me les accroche de chaque côté du visage comme des pendants d’oreilles, en cherche d’autres :

— Tiens, en voilà aussi pour faire des bijoux à ta mère.

Celle-ci, sous son serre-tête noir et voile de paysanne qui recouvre ses épaules, refuse. J’insiste : « Mais si, tu seras encore plus jolie ! » Le gros monsieur insiste aussi : « Mais oui, madame ! Des cerises, j’en ai plein mon panier. Mets-les à ta mère ! » Les yeux rayonnants comme un jour de fête, je force et déplace le serre-tête qui entraîne aussi le voile s’envolant au-dessus de la Seine. Ma mère a des cheveux blonds courts et pas d’oreilles.

Les enfants de la mômerie s’arrêtent tout net de jouer et un rouquin tambourineur aux cheveux drus coupés en brosse, le visage grêlé de taches de rousseur, tend sa baguette vers ma pauvre mère et s’exclame :

— Ouh ! Elle n’a pas d’oreilles ! Elle n’a pas d’oreilles !…

Les autres battent en chœur sur la peau de chèvre des tambours, lancent des sifflements stridents de flûtes et hurlent aussi :

— Elle n’a pas d’oreilles ! Elle n’a pas d’oreilles !

Dans le vacarme des notes désaccordées et des cris, des gens se retournent. Paumes jetées aux tempes et les doigts tendus en étoile, ma mère part en courant sous les quolibets et les insultes. L’un des gosses crie au rouquin :

— Hé, Robin Dogis ! Ses oreilles, elle a dû les mettre dans la soupe pour donner du goût ! Ton frère dit que les oreilles de pource parfument le potage !

Je suis abasourdi. Le gros monsieur désolé en robe noire court après ma mère et la rattrape par le bras sur le pont :

— Pardon madame ! Je suis le chanoine de Saint-Benoît-le-Bétourné. Si vous avez un jour besoin d’aide, venez me voir…

6

12 novembre 1437. J’ai un peu plus de six ans. Quatre trompettes sonnent. Le pont-levis de la porte Saint-Denis s’abaisse. Six bourgeois lèvent les longues tiges d’un rectangulaire dais de satin bleu semé de fleurs de lys. Charles VII, à cheval, vient s’y mettre à l’abri du crachin d’automne et le cortège s’ébranle dans la capitale reprise.

Sans casque, une cape de drap d’or flottant pardessus le plastron de son armure, le roi, sur un cheval blanc également vêtu d’or, avance parmi les acclamations et le chant des cloches. Une femme aux mains jointes le supplie : « Faites bien diligence, sire, car votre peuple est ébahi et tout désespéré ! » Le souverain la fixe d’une lueur froide…