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Mais après tant d’années si dures où la famine s’est autant fait sentir que le gel et les épidémies, il règne une soudaine atmosphère de kermesse dans la cité gothique. La voie royale est tendue de tapisseries et de guirlandes. Les rues, couvertes de feuillages et d’herbes odorantes. Des couvertures de laine, draps brodés, ciels de lit pendent aux fenêtres, encourtinent les hautes maisons à colombages contre lesquelles le peuple de Paris s’écrase en poussant des cris hystériques. Après plus de cent ans de guerre, l’Anglais sera bientôt totalement hors de France comme jamais de mémoire d’homme… Des artisans crient au monarque d’alléger les impôts, de procurer nourriture et travail : « Sauvez-nous ! » La foule est si dense et les chevaux de la garde royale si nombreux que des gens sont piétinés à mort, qu’il y a de nombreux blessés. Un enfant roule en chiffon sous les sabots du cheval du roi qui baisse vers la petite dépouille un regard voilé d’indifférence et de mélancolie. Il ne paraît pas heureux d’être là ni aimer Paris. Pourtant, sur son passage, des instruments jouent de grandes mélodies, trois belles filles déguisées en sirènes, les seins nus, folâtrent dans un bassin, des mystères sont joués en plein air sur des estrades. Des fontaines de lait et de vin à la cannelle coulent pour que tout le monde puisse s’y désaltérer. Ma mère s’étourdit de cette abondance, de ces théâtres, de ces musiques. Légère et sûre d’ellemême, elle entrevoit l’avenir… Elle rit tandis que le roi, qui arrive à notre hauteur, semble morose devant ces Parisiens lançant sous les pas de son cheval des pétales achetés en vrac à des vendeuses ambulantes qui circulent, énervées, dans la bousculade. Des bourgeois leur prennent des couronnes de roses hors de prix dont ils se coiffent. Ma mère insouciante, moqueuse et libre, en attrape une sur le plateau d’osier d’une vendeuse et la pose sur mes cheveux : « C’est toi, mon roi ! Je te donne le don d’être aimé ! » Gamine blonde, elle rit aux éclats. Le jeune dauphin Louis, chevauchant derrière son père, tourne les yeux vers ma couronne et me regarde. Il a quatorze ans. La tête de son cheval qui s’emballe devance la queue de celui de Charles VII. Un comte vient en saisir le mors et immobilise la monture du dauphin : « Même si vous regrettez la longévité de votre père, prenez garde à ce que le mufle de votre cheval ne dépasse jamais la queue de l’étalon du souverain. Ne vous impatientez pas. Votre tour viendra de chevaucher en tête de cortège lorsque vous serez Louis le onzième… » Charles VII roule vers son fils des pupilles méfiantes. Un connétable lui confirme son inquiétude à l’oreille : « Sire, vous logez un renard qui veut manger tous vos poulets. » Le roi est de petite taille, le teint jaune, les joues flasques, un long nez et des yeux ronds cerclés de cernes profonds. Sa jupe fleurdelisée révèle des genoux cagneux et des jambes maigres. On sent, qu’au sol, sa démarche doit être hésitante. Autant son fils est curieux de tout, autant lui dégage une profonde apathie dont on lui fait reproche dans la foule :

— Il n’a même pas proposé une rançon pour sauver Jeanne à qui il doit son trône… Et, depuis plus de vingt ans, il a maigre souci de racheter son cousin Charles d’Orléans, fait prisonnier à Azincourt tandis que lui se cachait dans ses châteaux…

Ma mère veut remettre ma couronne de roses sur le plateau de la vendeuse. Elle tend les doigts vers mon front. La marchande ambulante lui demande :

— Qu’est-ce que vous faites, vous avec cette ?…

— Rien, je ne l’ai pas volée.

— Alors payez-la !

— Mais non, je ne peux…

— Vous êtes une voleuse !

Un des nombreux lieutenants, qui guettent les coupeurs de bourses et surveillent les incidents, se retourne dans la cohue : « Que se passe-t-il ? »

— C’est une voleuse !

Couronne de roses sur la tête, je regarde ma mère. Autour de moi, le monde flotte en silence.

7

Ma douce génitrice, accompagnée de deux sergents du Châtelet, me conduit avec un baluchon dans le quartier des universités, à Saint-Benoît-le-Bétourné.

C’est une église gothique flanquée à gauche d’un étal de boucher et, à droite, d’une potence donnant sur la rue Saint-Jacques. Nous y entrons par le côté. Un des deux sergents demande à un bedeau de le conduire au chanoine.

— Guillaume de Villon ? Il est dans le verger du cloître. Suivez-moi.

L’autre sergent nous garde sous les arcs brisés du plafond. Un chœur de cloches monte à l’adresse du Dieu d’amour. Le jour mystique d’un vitrail vient baiser le mur d’en face où un Christ, éperdu de bonté, écarte les bras tandis qu’une petite porte s’ouvre sur Guillaume de Villon qui arrive et dit :

— Me voilà. Dès que le sergent m’a parlé de cerises, j’ai su que c’était vous, fait-il en saluant ma mère. Ma pauvre fille, j’ai donc appris pour hier pendant la visite du roi… Et vous voudriez savoir si je pourrais m’occuper de votre fils, c’est ça ?

Ma mère, coiffée de son voile de paysanne, baisse la tête :

— Lui apprendre l’écriture, lui…

En surplis blanc par-dessus sa soutane, le chanoine aux joues rouges et rondes — à tête de cerise — tend ses amples manches brodées de dentelle vers ma mère qu’il attire dans le rayon d’un vitrail. Il l’enserre de ses bras dans un bain de lumière si blanc que les ombres sont roses et, par-dessus une épaule, s’adresse à l’un des sergents dont le casque brille près d’une colonne :

— Pourquoi une telle punition ?

— C’est une double récidiviste. Deux fois déjà on lui a coupé une…

— Je sais ! l’interrompt le chanoine à l’accent bourguignon. Mais il n’y a même jamais eu sang menu dans ce qu’on lui reproche ! C’est vous, sergent, qui me l’avez dit au verger. Bon… une fois, tirer deux harengs dans un baril de mille sur la place de Grève… puis, une deuxième fois, piper trois sous de tripes au baquet d’un boucher pour les fricasser à l’abreuvoir avec son mari affamé… Ces deux délits auraient pu être considérés comme suite de la nécessité en cette époque de désolation. Quant à hier, pourquoi ne veut-on pas l’entendre lorsqu’elle jure que c’est un malentendu ?

— Elle a été surprise in flagranti sur le territoire du chapitre de Notre-Dame et l’évêque d’Orléans y avait laissé des ordres.

— Ah, Thibaut d’Aussigny avec ses longues griffes d’acier aux pattes… Celui-là, moins on le croise…

L’ecclésiastique d’une quarantaine d’années desserre l’étreinte autour des épaules de ma douce mère et vient vers moi qu’il évalue d’un regard : « Un bien bel enfant, droit comme jonc… » Il me caresse le crâne : « On dirait qu’une fée est passée dans ces boucles blondes. Quel âge as-tu, François ? »

Ma mère s’attend à ce que je réponde, que je me montre sous mon meilleur jour, que je sois séduisant. Je n’y arrive pas. Elle dit :

— Il est né le jour où Jeanne fut brûlée et où son…

Elle ne peut pas continuer non plus. Le chanoine de Villon réfléchit en contemplant l’autel :

— J’ai l’habitude d’élever et d’héberger, très jeunes, de futurs clercs… Il sera mon apprenti comme si j’étais tailleur ou couvreur. Nourri, logé, je lui donnerai une éducation. Il apprendra le catéchisme, le latin, un peu d’arithmétique et la grammaire. En échange de quoi, il devra faire les courses, allumer le feu, chanter la messe. Devenu clerc tonsuré, il pourra poursuivre des études juridiques… et vous, madame, aurez fait un bon garçon que tout le monde citera en exemple.