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— Allez, debout et viens, toi !

— Je peux m’en aller ?

— Partir vivant de la prison de Meung-sur-Loire ? s’étonne le guichetier qui porte un brandon enflammé. Si Thibaut d’Aussigny devait te libérer, tu serais bien son unique rescapé recensé.

— Thibaut d’Aussigny ? Je voudrais dormir, j’ai faim, j’ai soif…

Un garde ecclésiastique, qui me soulève par les aisselles, se marre. Les planches aux chevilles m’écorchent à chaque pas jusqu’à une salle voûtée éclairée par des flambeaux et pleines de machines infernales, d’instruments de torture. On m’allonge à plat dos et me ligote sur une table :

— T’as soif ? Alors bois…

Un épais patibulaire vêtu de cuir rouge arrive. Les tempes et la nuque rasée haut, il porte deux seaux d’eau qu’il pose près de deux autres. Il me glisse le tube d’un entonnoir dans la bouche et fait couler dedans le liquide d’un premier seau. Au début, cette eau, je l’accepte avec joie car je souffre d’une soif écorchante mais bientôt j’en ai assez et tente de recracher l’entonnoir que le bourreau enfonce plus profondément, tube de fer directement enfoui dans ma gorge derrière la glotte. Et il verse. Mon estomac déborde et mon ventre se gonfle, commence à claquer terriblement à la manière d’un tambour. Et l’autre qui verse ! Je ne peux absolument rien remuer, tête bloquée entre deux plaques de bois. C’est d’une douleur cette eau… Je ressens une peine suffocante, ne peux déglutir. Tout mon abdomen devient énorme. Les intestins tendus jusqu’à la déchirure me font si mal ; mes reins vont exploser. Et l’autre qui change de seau ! Les yeux écarquillés aux voûtes de la salle, l’eau refoule dans ma gorge et arrête ma respiration. Je la sens entrer dans mes poumons. Des lueurs jaunes et bleues filent latéralement devant mes yeux… Je vais mourir noyé quand le bourreau coupe les liens qui me tiennent à la table et me pousse. Je tombe au sol sur le ventre et l’eau jaillit de ma bouche. Gris comme le dallage, je dois ressembler à une gargouille, la gueule ouverte sous une grande pluie d’orage.

Je tousse bruyamment, éructe des bulles mêlées à des matières. Tel un tonneau percé à coups de hache, je me vide par tous les orifices. Et cela fait des bruits disgracieux qui se confondent avec un vacarme de fer descendant, depuis le rez-de-chaussée, l’escalier de pierre qui conduit à la salle des tortures.

Une joue sur le carrelage près d’une grille où s’évacue l’eau, je vois venir des solerets d’acier articulés, en forme de longues poulaines pointues, armés d’éperons. Ces griffes d’animal fantastique s’arrêtent au ras de mon visage. Et au-dessus de moi, j’entends vrombir des milliers de mouches. De la pointe luisante et aiguisée d’un soleret, le personnage debout soulève ma lèvre cicatrisée qu’il contemple. Je sens le métal de son soulier contre mes dents.

— C’est bien lui. Relevez-le, ordonne-t-il au guichetier de la prison et au garde ecclésiastique qui ont assisté à mon supplice de l’eau.

Ils me hissent et me soutiennent sous les bras devant cet évêque entouré de mouches et dont l’esprit semble sculpté par l’inquisition. La lueur tragique des flambeaux éclaire son visage osseux et son front blême. Quoique vêtu de sa tenue d’apparat, Thibaut d’Aussigny n’a plus rien de sacré. Il paraît même sorti du règne humain. Les yeux vitreux, le regard fixe, il tient davantage du reptile. Un voile trouble couvre ses pupilles et il me renifle l’épiderme :

— Je reconnais cette odeur de feu, de corde et de torture, sentie à l’Hôtel-Dieu…

Je lui pisse dessus.

— Ah, par le cœur de Dieu ! Sale fils de putain ! C’est la deuxième fois !

Il me donne un coup dans le visage, de son poing ganté en peau de chien ornée d’une croix de métal sur la main qui me casse deux dents. Autour de lui, le nuage de mouches s’élève et bourdonne. L’évêque arpente la salle, épaules voûtées, les yeux fixés au sol. Les mouches le suivent. Son rire est un grincement de fer :

— Vous avez un mauvais passé : le meurtre d’un prêtre, un vol dans le coffre du collège de Navarre et…

Je tousse et réplique en gars qui connaît le droit :

— Cela ne vous regarde pas. Je suis un clerc qui a reçu la tonsure et votre arrestation est illégale. Je dépends de l’évêché de Paris.

Lorsque Thibaut d’Aussigny entre en fureur, les veines de son front gonflent. Il se retourne vers moi. Sa cruauté, son astuce, se lisent dans ses yeux :

— Je vous ai entendu déclamer sur une estrade que vous dépendiez de Saturne. Je vous mets en garde contre l’astrolâtrie. Je vous prive aussi de votre clergie pour avoir fait partie d’une troupe d’acteurs ambulants, ce qui vous est interdit en tant que serviteur de Dieu !

Il élève ses bras que les mouches suivent en colonnes :

— Les poètes tels que vous, les acteurs, sont propagateurs du scandale et des plaisirs indignes, exception pour les conteurs d’histoires propres à renforcer la vertu et la foi ou qui popularisent la vie des saints. D’autre part, vous avez, dans ma juridiction, ordonné le vol d’un calice à l’église de Baccon…

— Ce n’est pas vrai !

— Quand on vous a trouvé dans le bois, vous étiez couché dessus ! hurle Thibaut d’Aussigny, de sa voix rouillée de gond de porte de cachot qui se referme.

Sa langue claque contre son palais :

— Les filous qui vous accompagnaient l’autre nuit ont été arrêtés et ils vous ont dénoncé !

— C’est faux ! C’est faux ! Qu’ils le répètent devant moi !

— Ah, cela ne va pas être facile, rit soudain l’évêque d’Orléans, puisque leurs langues sont là.

— Où ça ?

Horreur ! Je comprends tout d’un coup la présence des mouches. Agrafée par-devant et pendant jusqu’aux chevilles, toute sa chape est cousue de langues humaines !

— Ce sont les langues de tous ceux que j’ai fait parler, confirme l’évêque.

Les plus noires, les plus anciennes, racornissent, sèches, à ses épaules. Celles des suppliciés récents pendent, plus bas, dans des teintes claires. Plusieurs, fraîches, gouttent encore de sang brillant, cousues à la bordure près des chevilles.

— Ce sont celles qui vous ont dénoncé, rit Thibaut d’Aussigny. Regardez, quand je remue ma chape — la chose n’est-elle pas moult plaisante ? — on dirait qu’elles s’agitent et disent encore : « C’est lui ! C’est lui ! »

Il m’attrape par la nuque qu’il malaxe de sa peau de chien :

— Vous, le poète qui se rappelle parfois avoir été clerc, écrivez donc pour ces langues une ballade miséricordieuse et de pardon…, lâche-t-il en s’en allant, sonnant un grand bruit de ferraille sur le dallage et emportant avec lui le nuage de mouches bruyantes — sa cour.

79

J’ai la tête face à celle d’un notaire épiscopal mais à l’envers — pas celle du notaire mais la mienne puisque je suis pendu par les pieds devant lui… Assis sur une chaise et une écritoire aux genoux, il écrit ce que je lui dicte, poignets liés, dans la salle de torture. Reverra-t-on un jour un autre poète devant créer dans cette posture ? Le bourreau m’a passé deux crochets dans la chair des épaules où pendent, au bout de cordes, deux lourds sacs de sable qui me déchirent les muscles. Mon pauvre corps hissé par la poulie se disloque fibre à fibre, nerf à nerf. Le sang me descend à la tête congestionnée et la colère m’inonde le cœur. Une ballade de pardon et puis quoi encore ?!… Le délire que procure la faim, la fièvre, la douleur, accentuent la vitesse de mon débit furieux que la plume du notaire, sur le papier, tente de suivre. Je bave comme un mufle de vache. Tiens, en voilà de la miséricorde :