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— Mais rien !

Le notaire, déçu par ma réponse, baisse une main alors le bourreau et le guichetier relâchent un peu la corde et la pyramide en miroir m’entre dans le cul, de plus en plus profondément. Ils me hissent à nouveau pour me soulager pendant la question suivante :

— Que savez-vous des substances que les sorcières font absorber : poils, ongles et autres ?

— Mais rien…

— Que savez-vous de cette façon de récolter des plantes, à genoux face à l’Orient, et en récitant l’oraison dominicale ?

— Rien !

— De quelle manière baptise-t-on les personnages miniatures en cire ou autres ? Quel usage on en fait et quels avantages on en tire ?

— Mais je n’en sais rien !…

Je redescends sur les glaces de Venise. Lorsque je remonte, je vois couler dessus mon sang, mes excréments.

— Pourquoi êtes-vous poète ?

Ah, c’est bien le moment de me poser la question !…

— Vous a-t-on antérieurement défendu de vous livrer à cette pratique ?

— Peut-être.

— Qui vous a fait cette défense ?

— Mon tuteur, sans doute…

— Avez-vous promis de ne plus vous livrer à cette pratique et de ne plus en user désormais ?

— Je ne sais plus…

— Si oui, pourquoi avoir récidivé malgré cette promesse et abjuration ?

— Je ne sais pas !

Je contemple dans les miroirs triangulaires le reflet du chantier de mon anus, ne souhaite plus qu’une chose… que les deux autres abandonnent tout à fait la corde et que la pyramide me traverse jusqu’à la cervelle et qu’on en finisse ! Un chirurgien, adossé à la muraille, s’approche de moi tandis qu’on me hisse au plafond. Il écarte mes jambes et me diagnostique par en dessous. Les tortures sont conduites avec ses recommandations pour que les suppliciés restent en vie le plus longtemps possible. D’un balancement de la main, il fait signe au notaire qu’on a, là, peut-être dépassé les limites de résistance physique.

« T’es un dur à cuire, hein ! » me lance le bourreau alors que le guichetier (sans être tout à fait humain, il ne faut pas exagérer) paraît plus marqué par ce que j’endure sur cet instrument réputé pour arracher n’importe quel aveu à n’importe qui. Pendant que je suis là-haut, les poignets à la voûte, le notaire poursuit son interrogatoire :

— Connaissez-vous d’autres poètes comme vous ?

— Non !

— Dans quel but écrivez-vous ?

— Je ne sais pas !

— Il y a bien une raison. Laquelle ?

— Parle, me dit le guichetier.

— Mais je ne sais pas !…

82

Puisque de toutes manières je ne réponds rien de satisfaisant aux questions, on me glisse une poire d’angoisse dans la bouche. En pivotant la partie supérieure comme une clé dans une serrure, les trois tiers de la poire de cuivre s’écartent au fur et à mesure qu’on fait tourner la vis centrale. Et quand ma bouche est maintenue toute grande ouverte, je ne peux rien articuler et l’on n’entend plus mes cris qui finissaient par fatiguer le bourreau.

Il n’y a pas que lui qui souffre ! Ah, j’en rirais si seulement je pouvais remuer la mâchoire… Mais la chaise à clous, l’élongation, les garrots, l’immersion, les fers brûlants, les rouleaux à épines, les tourniquets, les brodequins, le plomb fondu et l’eau bouillante m’ont aussi ôté le goût de la plaisanterie. Tous les jours, l’arrachage des chairs avec des pinces rougies. Pendant la dislocation des membres, les yeux me sortent de la tête, ma bouche se met à écumer et mes dents, autour de la poire d’angoisse, remuent comme des baguettes de tambour.

— Avoue, avoue que tu es un sorcier et que tu tiens ton talent des fées, me supplie le guichetier. Avoue à temps pour t’éviter d’autres horribles tourments.

— ‘e ‘uis ‘i’ocent !

« Sortilegis, devinis et invocanibus demonum » psalmodie le bourreau qui incendie ma chevelure jusqu’aux racines. Il me place des morceaux de soufre sous les bras et les enflamme. Il me lie les mains dans le dos et m’élève jusqu’au plafond, me laisse là pendant trois ou quatre heures. À son retour, il m’asperge le dos d’alcool et y met le feu. Il m’attache de très lourds poids au corps et m’élève à nouveau. Il me laisse pendu jusqu’à ce que je m’évanouisse puis, pour me sortir de cet état, il me passe les genoux et les mollets dans des étaux à vis. Juin, juillet, août, septembre 1461… Tout un été, il me besogne à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit dans la trop amoureuse prison qui met mon cœur en pièces. J’y perds vent et haleine. Ce calice volé (pas par moi !) en l’église de Baccon, je le bois jusqu’à la lie (l’hallali ?). Ah, quel exil sans charme pour un gars qui ricanait aux bergeries du roi René… J’y serais fort à mon aise maintenant plutôt que sous la griffe de l’évêque d’Orléans qui vient me visiter quelques fois. Il s’assoit dans un grand fauteuil et m’observe sans un mot pendant qu’on me tourmente puis il se lève et s’en va, entouré de son nuage de mouches vrombissantes. Sa chape cruelle, cousue de langues humaines, flotte derrière lui au-dessus de ses griffes en fer (enfer !) Il a ordonné que toute la vermine de ma cellule soit balayée et placée sur mon corps nu, la chair à vif, ce qui me fait souffrir… Mais, ce matin, le guichetier vient me voir en secret, enlève la vermine et la brûle en tas avec de l’huile sans cela elle m’aurait entièrement mangé et dévoré. Il me laisse aussi des feuilles de papier et de quoi écrire. La fumée noire de l’huile envahit le cachot, de son odeur âcre, et s’échappe entre les barreaux du minuscule haut soupirail. Dehors, elle s’enroule, prise dans des tourbillons et se dilue dans le vent qui emporte aussi les feuilles mortes. Tiens, voilà l’automne !

83

Vingt fois, trente fois, sur toutes les feuilles de papier que m’a laissées le guichetier, j’écris avec sa plume d’oie (ferrée ?) le même appel au secours — trois dizains, un envoi — destiné à je ne sais qui, personne sans doute. Dans cette ballade, je m’adresse d’abord à un public de putains, puis de saltimbanques qui passeraient sur les routes, de clercs dévoyés, errants comme moi, dont j’implore le secours mais comment pourraient-ils me sauver ?

Les ceps aux chevilles, je me hisse sur la pointe des pieds pour atteindre le petit soupirail et lancer mon appel. La feuille de papier au bout des doigts et à demi sortie, j’attends qu’une bourrasque, un souffle de vent d’automne, la pousse et je la lâche. Je la regarde s’envoler, tournoyer. Je l’aide de la pensée : « Allez !… » puis en place une autre entre les barreaux. On dit bien que les naufragés jettent des bouteilles à la mer. Moi, je lance ma ballade au vent — Autant en emporte ly vens ! Où iront-elles, ces feuilles de papier ? Dans les branches d’un arbre, sur l’eau d’un étang, dans l’un des estomacs d’une vache distraite ? Ma ballade sera-t-elle ramassée par une femme illettrée ? Pourvu qu’il ne pleuve pas. Je dis ça pour l’encre. Y aura-t-il quelqu’un, un frère humain, pour recevoir et savoir décrypter jusqu’au bout cet appel au secours d’un poète aux oubliettes ?

ÉPÎTRE À MES AMIS

Aiez pictié, aiez pictié de moy, A tout le moins, s’i vous plaist, mes amis ! En fosse giz, non pas soubz houz ne may, En cest exil ouquel je suis transmis Par Fortune, comme Dieu l’a permis. Filles amans jeunes gens et nouveaulx, Danceurs, saulteurs faisans les piez de veaux, Vifz comme dars, aguz comme aiguillon, Gousiers tintans clers comme gastaveaux, Le lesserez la, le povre Villon ?