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Ce matin, quand la porte de mon cachot s’ouvre, je me frotte à nouveau les yeux. Un flot de lumière brutale jaillit soudain, déferle. Le long du couloir, des bavures de clarté font croire que toutes les portes sont ouvertes jusqu’au dehors. Dans la lumière intense et folle, la masse ondulante gris pâle du guichetier me jette des hardes et m’annonce :
— Tu es libre. Je n’ai jamais dit ça à aucun prisonnier de l’évêque… Louis XI te libère en vertu de son droit de nouvel avènement. À l’aube, quand il est parti, il a précisé à monseigneur : « Et gardez bien qu’il n’y ait point de faute ! »
Ce n’est pas possible… Les larmes me montent aux yeux, mon cœur bat la chamade et mon visage pâlit au point que je suis incapable de dire un mot. Je suis libre. Le guichetier me remet une lettre qui l’atteste. Longeant les cellules closes où gémissent tous les autres séquestrés, j’avance doucement dans le couloir comme un vieux.
Mes os se cariant et mes blessures criant, le long du goulet souterrain, je geins à petite voix et m’arrête dehors pour regarder le ciel. Malheureux rendu à la lumière, mes jambes pour toute monture, je vais haillonneux et hagard par des sentiers de mousse. Des rocs et des cailloux encombrent le chemin et tordent mes chevilles douloureuses. Ruine, épave au vague et lent dessein, je vois passer une procession de religieux aux soutanettes écarlates, surplis jolis et lourds encensoirs bercés de leurs mains appalies. Un glas lent se répand du clocher de l’église de Baccon et plane sur la campagne toute en sèves, en fleurs, en fruits, des feuillages aux écorces. L’or des pailles s’effondre au vol siffleur des faux. L’automne fait voler la grive à travers l’air atone et le soleil darde un rayon monotone. Les muscles meurtris et déjà essoufflé, je m’assois sur une grosse pierre. Des voyageurs me dépassent. Le monde est si beau… Aux Chartreux et aux Célestins, aux mendiants et aux dévotes, aux flâneurs et aux élégants, aux serviteurs et aux filles légères qui portent tuniques et robes moulantes, aux bêtas qui se meurent d’amour et chaussent sans se plaindre des bottes trop étroites, je crie à toutes gens merci. Aux putains qui dévoilent leurs seins pour avoir plus de clients, aux voleurs, aux fauteurs de troubles, aux bateleurs qui exhibent des guenons, aux fous et aux folles, aux sots et aux sottes, qui passent, six par six, en se moquant avec leurs vessies et leurs marottes, je crie à toutes gens merci.
Des pistils poussent leur haleine poivrée. Vers les buissons, dansent des papillons. Je songe à ceux qui m’ont fait du mal — l’évêque, son bourreau et même le guichetier. Alors… Sauf à ces traîtres chiens qui m’ont fait ronger de dures croûtes, si longtemps, soir et matin. Aujourd’hui, je les crains moins que trois crottes. Je ferais bien pour eux des pets et des rots mais je ne puis car je suis assis. Bref, pour éviter les querelles, je crie à toutes gens merci. Mais, quand même, ah, ceux-là… si on leur brise les quinze côtes avec de gros maillets massifs et durs, des boules de plomb et autres balles du même genre, je crie à toutes gens merci.
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Je suis devenu courbé et bossu, j’entends très mal, ma vie décline, je perds mes cheveux sur le dessus. Chacune de mes narines coule, j’ai des douleurs dans la poitrine, je sens mes membres tout tremblants. Je suis impatient à parler. Mes dents sont jaunes et puantes comme des fosses d’aisance. Mon corps est devenu froid, maigre et sec. C’est la fin du mirage. Je rentre à Paris en cet automne 1461. Au bout de ma course, épuisé, je suis si las que c’est pitié. Les pieds bandés dans d’infâmes chiffons, mon vêtement est léger comme une brume. J’erre seul, promène ma plaie le long des étangs. Dans les villes gothiques traversées, les enfants me tirent la langue et les filles se moquent de moi. Je laisse passer la moquerie devant mes yeux comme les nuages. Si on me hue parmi les rues, je hoche la tête en souriant…