Quelquefois, noir et flou, je regarde dans les logis par les fenêtres. Ô, ces morceaux friands ! Ces tartes, ces flans ! Pour manger ces morceaux chers, on ferait bien un mauvais fait. Mais moi, de repas, souvent qu’une botte de foin. Je soupe de rondeaux, d’effets de lune sur les vieux toits. Dans un trou en vogue de Château-Gaillard, à travers une vitre jaune, le soleil s’écoule comme de l’urine. Je tousse. Je suis d’une maigreur saisissante et quand je psalmodie une de mes ballades pour obtenir une aumône, on entend à peine ma voix détimbrée. L’aubergiste ramasse dans une écuelle les reliefs d’une table, me la jette comme à un chien.
— Est-ce que je peux avoir aussi du vin ?
On me pousse sans seulement me répondre un pichet de boisson du puits que je néglige en me levant :
— C’est assez d’eau pour moi. Thibaut d’Aussigny m’en a ôté le goût.
Dehors, des femmes me remettent un morceau de pain ou une petite pièce de monnaie puis, s’informant où je vais, hochent la tête : « Vous n’y êtes point encore ! » Tout me repousse et tout me navre. L’été ne fut pas adorable après cet hiver infernal et quel printemps défavorable ! Et l’automne commence mal. Le froid gèle ma chair jusqu’aux os et la fièvre envahit mes jambes qui se déchirent aux roseaux. Je croise des merciers qui portent la balle sur le dos et des Écorcheurs dont je parle la langue lorsqu’ils me crient de m’arrêter.
— Faites pas chier, les vendangeurs, les envoyeurs !… Et laissez mon peu de liqueur m’emmener jusqu’au prochain village avant la torture.
« Tu es un Coquillard ? » s’étonnent-ils tandis que je continue à me traîner, usé, fini, délabré. Moi, ce que je veux, c’est revoir Paris.
88
Je pousse une porte rouge et tombe tout du long sur un carrelage orné d’animaux fabuleux où mon visage rebondit durement.
— François !
Le bois d’un fauteuil grince aussitôt puis c’est un feulement de tissu de soutane qui se précipite vers moi, se penche et m’envahit comme un voile : « François… » Plus maigre que Chimère parmi les personnages légendaires du dallage, mes hardes humides fument et sentent. Une voix venue de l’enfance appelle quelqu’un qui accourt : « Guillemette ! Guillemette !… Préparez vite des draps où coucher l’enfant, ceux taillés dans la fine étoffe de lin. Et, du coffre, tirez un oreiller ! Vous viendrez ensuite m’aider à le porter. » Les fleurs et les fruits embaument autour de moi dans cette salle à manger brune où se répand aussi un parfum d’église. Je reconnais l’odeur de cire de la longue table de noyer. Un poing tétanisé me caresse doucement le crâne. Chauve, maigre à faire peur, l’âme pourrie, je tousse comme un moribond dans les bras du chanoine qui n’en revient pas :
— Comme tu as changé…
Il m’a toujours dit ça. Je pourrais en rire mais je réponds :
— Mes jours s’en sont allés si vite.
Alité dans ma petite chambre au pavage en terre cuite vernissée, entre les effluves réconfortants d’un bol de tisane d’orge et ceux d’une écuelle en bois emplie de potage aux amandes, je reprends doucement mon souffle. Sous le duvet d’oie de l’édredon, je regarde devant moi ma table écritoire verte près de la fenêtre donnant sur la rue Saint-Jacques. L’autre fenêtre, à ma gauche, verse sur la quiétude du cloître Saint-Benoît. Les cloches de la Sorbonne sonnent. Je retrouve leurs sons clairs d’enclumes. Sur la plaque en marbre veiné de la petite cheminée, j’observe un berceau qu’enfant j’avais confectionné avec des arêtes de poisson et de la glu. En cette chambre pleine de l’ombre des souvenirs, je me rappelle ma première nuit ici à six ans. Depuis, ô quel rêve m’a saisi ?! Dans l’âtre, les chenets à tête d’ange retiennent des bûches de hêtres qui doucement crépitent. Je m’endors.
89
Un mois plus tard, j’ose une première sortie dans Paris par la petite porte au fond du cloître. Comme on recherche sans doute encore un des voleurs du collège de Navarre, je dois être discret.
J’ai trouvé, pliée dans le coffre de ma chambre, une ancienne robe de bure à grand capuchon dont j’ai recouvert profondément ma tête et j’ai chargé mon cou d’un crucifix du chanoine qui pend sur ma poitrine. En sandales de corde, je vais ainsi déguisé dans les rues tortueuses, boueuses et populeuses de ma ville. Je retrouve le fond quotidien des cris de Paris. Triste et gai, fol et sage, quel joli paysage. Le grincement des moyeux des lourds chariots entre les noires échoppes des forgerons ! Je passe devant des établis de marchandes de tripes, de poissons, de fruits. Partout, la foule et des animaux de toutes sortes. On chasse des écoliers qui mangent en franche repue des noix dans les jardins des bourgeois. Des sergents leur courent après :
— Tudieu ! Tristes sires, voulez-vous rendre cela !
— On doit vivre sur les gens gras ! rient les enfants en franchissant les murets.
— Non mais, écoutez-les ! On croit entendre Villon !
— C’est lui qui avait raison ! crient les garnements. Quand il reviendra, il vous foutra son pied au cul à tous !
Je baisse le front sous la capuche de ma soutane, me cache le visage entre les mains. Ce vent de liberté qui souffle sur la ville m’étourdit, me donne des vertiges. Les rues ont des maisons étranges que j’avais oubliées, des pots de chambre vidés sur les têtes et des chants de clercs dans les tavernes dont les paroles sont… de moi. Deux étudiants éméchés sortent de La Truie qui file, un hanap d’hypocras à la main et ils pissent dans la rue. L’un dit à son voisin :
— Là-bas, ce n’est pas Villon ?
— Où ça ? Le vieux curé voûté qui se soutient contre le mur ? T’es fou, toi ! Moi qui l’ai bien connu, je peux te dire que ce n’était pas ça, Villon. Ah, ah, ah !…
Puis, retournant dans la taverne, il se moque de son camarade devant les autres attablés : « Il faut qu’il arrête de boire, lui ! Il voit des Villon partout. »
Ça rigole dans le bouge. À travers une fenêtre entrouverte, j’en entends un s’exclamer :
— François Villon ? À l’heure qu’il est, dans je ne sais quelle cour, il doit culbuter des princesses et des chambrières en leur gueulant des ballades ordurières !
— Ou alors, il a monté un bordel à Babylone…, rêve quelqu’un à voix haute.
Par la petite porte de la rue aux fers, j’entre dans le cimetière des Saints-Innocents. Les charniers au-dessus des arcades et les fosses communes à découvert… Les chèvres errantes dont des filles vendent le lait entre les croix et les chapelles… Je délaisse, le long du mur d’enceinte, les cris des marchandes de cheveux sous les galeries gothiques décorées de La Danse macabre. Je vais vers le reclusoir, remarque que la loge de Jeanne la Verrière a été détruite mais reconnais la maçonnerie toujours debout de celle d’Isabelle de Bruyère.
Au pied de cet édifice exigu, assise par terre sur des débris d’ossements, une pauvre fille adossée et sans bras, âgée de quinze ou seize ans, enfile une aiguille et coud fort adroitement avec ses pieds. Prenant au passage une rose sur une tombe, je m’approche de la loge d’Isabelle. La manchote couturière lève ses yeux vers ma soutane puis, avec ses jambes, la couverture de laine qu’elle rapièce.
— C’est pour elle, me dit l’infirme en cognant l’arrière de son crâne contre un des murs de la loge.
Sur le rebord des ouvertures, je constate que des mains furtives et charitables ont déposé entre les barreaux des petits bols de bouillie d’avoine, de soupe, de compote…