— C’est parce qu’elle n’a plus de dents, m’explique la couseuse invalide. Elle est aussi devenue aveugle. De toute façon, personne ne vient plus la voir depuis que sa mère s’est jetée du pont Notre Dame dans les eaux de la Seine. Il y a encore trois ou quatre ans, quelquefois la nuit, elle criait : « François ! » mais maintenant, c’est fini. Je crois qu’elle est muette et sourde aussi. Le gars qui lui a fait autant de peine devait être un beau saligot… Y’en a qui disent que c’est Villon : vous savez, le poète des tavernes et des brigands… Des troubadours comme ça, moi, je ne vois pas à quoi ça sert, conclut-elle en mordant un angle de la couverture et croisant ses jambes pour se lever. « Tenez, mon père, èche que vous voulez bien la pacher vous-même entre les barreaux parche que moi… » s’excuse-t-elle en me tendant sa bouche retenant la courtepointe en laine. Et elle s’en va — à pied évidemment — alors que des garnements qui la croisent s’amusent à marcher sur les mains :
— Bande de vauriens, vous finirez pendu comme Villon le sera et mériteriez des coups de pied !
Je me hisse sur la pointe des sandales pour passer la couverture entre les barreaux et tenter d’apercevoir Isabelle dans sa loge. Vue du dessus, je la découvre en partie. Hideuse édentée grise, assise sur son petit banc de pierre, ses cheveux ternes, si longs et sales, s’étalent en vagues poussiéreuses autour d’elle, pleins de toiles d’araignée. Il règne dans ce réduit sombre une odeur de pisse ammoniaquée et de merde froide. Il y en a tant que ses jambes fossilisées dans les déjections y sont englouties jusqu’au-dessus des mollets. Vêtue de loques, qui furent blanches, décomposées et collées comme soudées à la peau, immobile, elle ne relève pas la tête vers moi. Je lance à travers les barreaux la rose rouge qui tombe entre ses mains à l’abandon sur les genoux. Après un long moment, au contact des pétales, ses doigts remuent un peu. Ses ongles qui ont tellement poussé — de la longueur d’un avant-bras et formant de grandes boucles noires — ressemblent à des pattes d’insecte. Les mains se referment doucement sur ma fleur puis la recluse ne bouge plus. Où sont ses rires, ses rondeurs de caille élancée, la fraîcheur moqueuse et joyeuse de ses baisers ?… Les bras étendus autour de la loge, je palpe du bout des phalanges mon rondeau gravé. Les années et une mousse en ont adouci la rugosité des lettres. Mort, j’appelle de ta rigueur…
Et je m’en vais, laisse là mon cœur mort vivant enchâssé dans ce cimetière. Je suis comme au sortir d’un accident.
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— Est-ce que c’est toi, Couille de Papillon ? Mais oui… Pierret, regarde qui voilà : c’est Couille de Papillon !
Sur une rive de la Seine en bord d’eau, dans cette cabane au dallage démoli et crasseux, le larron en makellerie me dévisage et bascule à l’arrière du crâne son long bonnet rouge :
— Ben dis donc, moi, je ne t’aurais pas reconnu… Est-ce que tu reviens d’une guerre ou alors de croisade ? Est-ce que tu t’es battu avec des bêtes sauvages durant toutes ces années ?
Comme réponse, j’esquisse un sourire triste tandis que sa femme l’engueule : « Mais fiche-lui la paix avec tes questions ! Il n’est pas venu pour parler… »
Le petit mari au visage fripé, assis sur un banc, reprend ce qu’il était en train de faire — plumer une poule fumante (volée peut-être) au-dessus d’une bassine emplie d’eau bouillante. Les plumes trempées se collent à ses doigts qu’il agite, remuant la vapeur qui se répand dans la cabane.
La grosse Margot me tend sa main comme un nuage. En soutane, je grimpe les quelques marches qui mènent au réduit bas de plafond où elle trône sur une paillasse en feutre de seigle. Alors que je soulève un pan du rideau taché, elle ôte sa robe jaune et molle puis brait : « Je suis contente que tu sois revenu, Couille de Papillon. » Je plonge ma tête entre ses énormes seins lactés, aux tétons poilus, que je rabats sur mes oreilles, m’y absente du monde : « Margot… » J’enfouis mon nez sous ses aisselles : « Margot… » Douce et maternelle, elle caresse mon pauvre crâne nu et se retourne pour m’offrir son gigantesque cul. Ses longs cheveux noirs et frisés recouvrent par endroits les plaques de graisse qui circulent sous la peau de ses épaules au sol. Un bras tendu en arrière, elle soulève le devant de ma soutane et fouille, s’étonne. Elle tourne vers moi les crevasses de son gros nez violet où poussent des poils :
— Eh bien, Couille de Papillon ?
Avachi sur son dos, je suis sans force ni élan. Son mari arrive, soulève le rideau : « Que se passe-t-il ? »
— Il n’est pas très motivé, mon troubadour…
— Ah, effectivement, constate le mari par lui-même. Mais regarde, me dit-il, si je te trais un peu, ça devrait t’aider.
Je trouve la situation gênante. Manquerait plus qu’un de leurs enfants arrive… Margot ressent mon embarras de poète délicat et tandis que Pierret lui ouvre aussi l’anus pour faciliter mon entrée, d’un grand coup de fesse, elle l’envoie valdinguer :
— Non mais, de quoi il se mêle celui-là ? Va plutôt vider la volaille !
Le mari tombé en bas des marches se relève alors que je m’excuse auprès de la grosse prostituée :
— Pardon Margot, ça ne vient pas de toi mais je n’ai plus le croupion chaud. Les stupeurs du rut ne sont plus pour moi…
Elle se retourne alors sur le dos et je m’allonge à sa droite, me tasse, recroquevillé contre elle qui m’enlace de ses bras gras à l’intérieur desquels je sanglote longuement :
— Ma bonne mère me berçait ainsi quand j’étais petit et me racontait des contes de fées… Elle me disait, elle-même, en être une et qu’elle m’avait donné le pouvoir d’enchanter… Elle me disait que, quand il neigeait et qu’on voyait passer de gros flocons, c’était des femmes qui tombaient du ciel… Le soir, elle me racontait des fables et des contes. J’avais si peur d’une croquemitaine nommée Ullengry que je criais quand j’étais seul, la nuit…
En bas, Pierret, le poing enfoui dans la volaille, en retire les entrailles :
— Je croyais qu’il n’était pas venu pour parler, lui !
La grosse Margot tourne vers moi ses petits yeux pétillants et ses dents cassées ou gâtées :
— Continue, Couille de Papillon ! Parle si ça te fait du bien…
Lorsque le cœur vidé en elle à défaut des…, je descends en soutane vers le dallage brisé et laisse cinq sous sur la table poisseuse, le petit larron en makellerie me propose du cru d’Argenteuil que je refuse puis m’accompagne jusqu’à la clôture de son jardinet. Et là, pendant que je m’éloigne dans les lueurs vertes et roses du soir, il agite tel un mouchoir ses boyaux de poule :
— Reviens ici quand… même si tu n’es pas en rut !
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