En ma trentième année, toutes hontes bues, ni tout à fait fou ni tout à fait sage malgré tant de peines subies : lesquelles j’ai toutes reçues sous la main de Thibaut d’Aussigny… S’il est évêque bénissant les rues, qu’il soit le mien, je le nie.
Il n’est pas mon seigneur ni mon évêque, je ne tiens de lui que terre en friche. Je ne lui dois ni foi ni hommage et ne suis ni son serf ni sa biche ! Il m’a repu d’une petite miche et d’eau froide tout un été. Généreux ou avare, il a été pour moi très chiche — que Dieu soit avec lui tel qu’avec moi il a été !
Et si quelqu’un voulait me blâmer et dire que je le maudis, il n’en est rien si l’on me comprend bien. Voici tout le mal que j’en dis : s’il m’a été miséricordieux alors que Jésus, le roi de Paradis, ait la même pitié envers son âme et son corps…
Mais s’il a été dur et cruel envers moi, bien plus que je ne le dis ici, je veux que l’Éternel soit semblable avec lui et de la même manière ! L’Église nous demande de prier pour nos ennemis. Soit, je prie Notre Seigneur de lui faire ce qu’il m’a fait !
Grâces à Dieu… et merde à Thibaut qui m’a fait boire tant d’eau et mâcher maintes poires d’angoisse, qui m’a mis aux fers… Quand il m’en souvient, ah oui, je prie pour lui et reliqua, que Dieu lui donne ce que je pense et cetera !
Et parce qu’aujourd’hui je me sens faible de biens et de santé, tant que j’ai encore ma raison — pour peu que Dieu m’en ait prêté — j’ai consigné dans ce testament définitif, seul valable et irrévocable, mes dernières volontés !
— Tu as rédigé un nouveau testament ? s’étonne Robin Dogis, mes feuilles de papier entre les mains. Mais, t’en avais déjà écrit un, il y a sept ans.
— Celui-ci est beaucoup plus long : deux mille trois vers et plus amer aussi. Le petit était une plaisanterie torchée en une nuit de réveillon de Noël tandis que ce grand là, il m’aura fallu plus de deux saisons pour en arriver au bout. Qu’est-ce que t’en penses ?
— La première partie est sombre…, commente le gros rouquin dans la salle à manger du chanoine à qui il passe les feuilles au fur et à mesure qu’il les a lues. Et ça tient aussi du règlement de compte vengeur… Tu as inventé ou tu es vraiment tombé entre les griffes de Thibaut d’Aussigny ?
— Non, je n’ai rien inventé.
— Alors comment se fait-il que tu sois là ? Je croyais que, de la prison de l’évêque à Meung, aucun…
— C’est grâce à un rêve. Je te raconterai. Et vous, chanoine, vous trouvez ça comment ?
Mon tuteur, dans son fauteuil près du feu de la cheminée, tourne les pages sans commentaire. Moi qui n’ai jamais pu lui raconter mon voyage, il découvre en ces huitains successifs ce que j’ai enduré. Ses poings tétanisés en tremblent. Assis à sa gauche, en bout de table pour lui refiler les feuilles de papier, Robin, dans sa tenue de charcutier, perçoit le malaise qu’il tente de distraire :
— C’est bien d’avoir ponctué ton testament de ballades. Ça donne de l’air…
Ils paraissent tous les deux très marqués par cette oppressante méditation consacrée essentiellement à mes horreurs commises, à la fuite du temps, aux méfaits de l’amour… Pendant qu’ils sont penchés sur le constat ricanant et si désabusé de mon existence, tout en arpentant le carrelage décoré de motifs du bestiaire, je ris trop fort : « Et puis, vous verrez à la fin, prévoyant mon dernier hoquet, j’organise mes obsèques ! » Dogis lit à voix haute :
— Et là, regarde Robin, dans le dernier envoi, je raconte même ma mort. Ah ! Comme ça, c’est fait…
« Prince vif comme le faucon, écoutez ce qu’il a fait au moment de mourir : il a bu un gros coup de rouge quand il a quitté ce monde. »
Mon ami charcutier a donné la dernière page au chanoine qui la parcourt en soupirant : « Tu t’enfermes vivant dans la tombe de ce testament et je regrette, dans la description de ta mort, une absence totale de Dieu… »
Je m’énerve :
— Quel Dieu ? Celui qui a pour évêque Thibaut d’Aussigny ?! Je ne l’ai pas tellement vu à Meung alors pourquoi je l’inviterais à mon décès ?
— Bon, on n’en est pas là !… s’exclame Dogis pour empêcher que la conversation s’envenime. En tout cas, maintenant que je t’ai trouvé, François, viens ce soir dîner chez moi. Et ne vous inquiétez pas maître Guillaume, je le ramènerai avant le couvre-feu.
Je grommelle :
— Dîner chez toi ? Je n’en ai pas tellement envie. Quand on sait ce que tu donnes à manger…
— Je ne servirai pas de pâté ! Oh, là, là…, fait-il, les yeux au ciel. Je ferai une soupe de légumes, ça te va ? Et puis il y aura aussi deux copains qui seront contents de te voir. Il y en a un surtout qui t’admire tellement !
92
Des deux copains de Dogis, celui qui m’admire tellement ne me plaît pas du tout. L’autre — Hutin du Moustier, coiffé d’une faluche portant le ruban aux couleurs de la faculté du Cheval Rouge — a l’air d’un brave gars mais le Roger Pichard, lui, m’agace. Il parle fort, gueule tout le temps, recouvre son crâne d’un broc renversé et plaque, de chaque côté de son front, deux petits pains blancs pour imiter les cornes du casque du lieutenant-criminel de Paris :
— T’as vu, je suis Jean Bezon ! Attention, Villon, si je t’attrape, tu es mooort !… Ah, ah, ah !
Il court autour de la table en criant qu’il va m’arrêter et me pendre, il fait chier. Évidemment, le broc tombe et se casse. Il laisse les débris là, tape du poing sur le bois, me postillonne dans le visage :
— Il paraît que t’es un dur, hein, Villon ! Moi aussi, je suis un dur. Tu veux faire un bras de fer ?
Il m’emmerde. Le haut du crâne déjà dégarni à vingt ans — « T’as vu, je suis chauve comme toi ! » — cet étudiant agité de la Sorbonne a des yeux très mobiles. Il est tout le temps en mouvement.
« C’est parce qu’il est content de te voir… » l’excuse Robin en nous servant à boire. « Dites donc, les gars, c’est la sixième bouteille…. » Puis il apporte le chaudron sur la table.