— De la soupe aux choux ? s’étonne Pichard. Ben, ils sont où tes pâtés de gibier ?
— Ah non, pas ce soir…, plaisante le charcutier. Maître François, le délicat ménestrel, ne supporte plus ne serait-ce que la simple vue d’une de mes terrines sous prétexte qu’il aurait été traumatisé dans sa jeunesse…
— Traumatisé par une terrine ? Un Coquillard ?
L’étudiant de la Sorbonne n’en revient pas. Assis à ma droite et face à Hutin, il tourne la tête vers moi et paraît comme figé. Il me fixe longuement en silence pour essayer de comprendre. Ça fait un peu de repos. J’en profite pour rappeler à Robin que :
— J’ai laissé sur ton lit, le manuscrit de mon Grand Testament. Tu pourras trouver quelqu’un pour le recopier et le diffuser dans les tavernes ?
— Oui, je demanderai à Guy.
— Tabarie ?
— Oh, ne lui en veux pas…, soupire Robin, en bon camarade. Quand il s’est retrouvé nu sur le « grand tréteau » des caves du Châtelet, entouré de bourreaux, bien sûr qu’il a multiplié les aveux… Depuis, sa mère a remboursé un quart du vol alors que, paraît-il, vous n’aviez laissé à Guy qu’une petite part. Il a été surpris quand il a entendu parler de cinq cents écus… Mais il est quand même revenu sur ses déclarations pour dire que tu n’étais pas dans le coup.
— Ah bon ?
— Je ne boufferai plus jamais de pâté ! s’anime à nouveau Pichard. Tes terrines, Dogis, c’est de la merde et des fois elles sentent la bite ! Maintenant, je ne mangerai plus que du potage. Il reste du vin pour faire chabrol ? demande-t-il, finissant son écuelle. C’est ce que je préfère dans la soupe…
— Non, mais j’ai de l’eau-de-vie.
Nous faisons tous les quatre, plusieurs fois, chabrol à la gnôle — des demi-écuelles. Mêlé au reste de soupe chaude, ça saoule presque autant que les questions de Pichard : « Est-ce que c’est vrai que c’est toi qui as mangé la main droite de Bezon ? Pourquoi tu t’habilles d’une soutane ? Parle-nous des Coquillards. Tu as tué beaucoup de gens ? Tu bois combien d’hypocras avant d’écrire une ballade ? Elles sont comment les putains de ton bordel à Babylone ? C’est vrai que tu as couché avec Agnès Sorel ?… »
— Oui et avec Charles VII aussi.
— Charles VII ?
— J’ai également été attaqué par une poule géante plus grande que moi…
— Oh ?
— J’ai vu, lors de sa pendaison, Colin de Cayeux arracher une joue de son bourreau avec les dents… J’ai suivi des rues de villes où j’avais les pieds qui baignaient dans le sang jusqu’aux chevilles. J’ai…
— Hips ! Mais arrête de leur raconter n’importe quoi, François ! rigole Dogis assis face à moi et dos à la fenêtre qui donne sur son jardinet. Déjà qu’à Paris, blurp, la jeunesse a beaucoup tendance à inventer ta vie…
— Avez-vous, hips, été torturé par Thibaut d’Aussigny ? demande, d’une voix timide, Hutin du Moustier qui me vouvoie.
Il a un long cou étroit et de grandes oreilles, un œil droit et l’autre un peu penché, des lèvres sensuelles resserrées en cul de poule. Il dégage une dignité et diffuse autour de lui une odeur de poudre de pierre. Je demande à Robin :
— As-tu des nouvelles de Dimenche ?
— Le Loup ? Il s’est marié, a des enfants et habite Beauvais. Il travaille à la cathédrale.
« Toi, tu as été torturé ! » reprend, en cognant du poing sur la table, l’excité brutal Roger Pichard qui en a un sérieux coup dans le nez. Il roule des yeux furibonds en tendant un doigt vers moi : « L’évêque d’Orléans empale ses victimes sur une pyramide faite de miroirs ! Est-ce que tu as eu droit à ça ? »
Les yeux brumeux, je vide le fond de bouteille de gnôle dans mon écuelle que je porte à mes lèvres. Elle y heurte soudain, brutalement, mes dents cassées et abîmées parce que l’autre taré qui m’admire tellement m’assène une violente claque sur l’épaule. L’eau-de-vie gicle sur mes paupières et me brûle la rétine à cause de ce con qui maintenant se lève et hurle : « Tu t’es fait enculer par les glaces de Venise !!! Ah, les sales vaches de dignitaires religieux. Faire ça à Villon… Putain, si j’en tenais un ! Je te jure, je le tue ! » La cheminée refoule sa fumée dans la petite chambre de Robin. Je vois, à travers la fenêtre, le jour baisser. Les cloches des églises vont bientôt sonner le couvre-feu de sept heures. Je veux rentrer. Je n’avais pas envie d’aller à ce dîner du 3 décembre 1462. Mon admirateur ivre et délirant, à force de gueuler comme ça, va me créer des emmerdes. Je sens ces choses là. Je suis fils de fée. Je me lève :
— Hips ! Bon, salut les gars.
« Attends, je t’accompagne. J’ai promis au chanoine », se dresse Dogis en titubant et remontant, sous son gros ventre, la ceinture où pend sa dague. Il couvre ses épaules d’une cape pendant que Roger Pichard gueule : « Nous aussi, on t’accompagne. On sera ton escorte ! Et si on croise un évêque, bling, bling, bling ! » Il lance des coups de pied et de grands coups de poing vers un mur où son ombre gesticulante disparaît quand Robin souffle les chandelles de la chambre. Dans le noir, mon ami d’enfance demande tandis que nous descendons l’escalier :
— Maître Guillaume range-t-il toujours ses tonneaux de Clos aux bourgeois dans la remise du cloître Saint-Benoît ? Parce que je me disais qu’on pourrait en mettre un en perce pour boire un coup, là-bas.
— Oui mais alors, discrètement, dis-je en me retenant contre le mur pour ne pas tomber. Le chanoine sera couché alors vous ne ferez pas les cons, hein !
— Ah ben, non, tu plaisantes ?
— Bien sûr…
— Oh ben, tiens !
93
En quittant l’immeuble de la charcuterie à l’enseigne du Chariot, rue de la Parcheminerie, Roger Pichard m’engueule :
— Mais pourquoi tu rentres sagement en respectant le couvre-feu et à l’heure promise à ton tuteur ? Jamais Villon n’aurait fait ça !
Il est saoul et poursuit : « François Villon n’en n’aurait rien eu à foutre des ordres et des promesses. S’il était là, tu verrais le bordel qu’il foutrait dans les rues ! » Du Moustier et Dogis — bien torchés aussi — acquiescent d’un hochement de tête en gars qui savent ce que Villon aurait fait à ma place. C’est quand même incroyable, ça !
Je constate que je suis débordé par le personnage légendaire que je deviens pour la jeunesse à Paris. Tout le monde semble mieux savoir que moi comment j’agirais. On marche sur la tête ! me dis-je en tournant à droite, rue Saint-Jacques.
Je regarde, par les fenêtres aux vitraux monotones, les bourgeois à table. Un hibou s’envole. La rue monte, droite et blanche, jusqu’au bout de la ville — les portes fermées des remparts — et c’est la nuit. Mais le jeune Hutin (qui se dissipe) et Robin font du chahut. Bras dessus, bras dessous, ils gueulent une effroyable ballade dont les vers sont de…