Sans me dire adieu, il part, tel un gosse avec un cerf-volant dans les mains. Bon. Garnier lève les yeux au ciel et soupire :
— Dogis, appel rejeté ! Amende de quatre-vingts livres pour « fol appel ». Solvable ?
— Il n’y aura qu’à saisir ma charcuterie.
— Alors, en route ! Suis ces gaillards…
Robin vient d’abord vers moi et me prend dans ses bras. C’est la première fois. Pendant sa longue effusion, il me chuchote à l’oreille : « Pense à récupérer ton Testament sur mon lit pour l’apporter à Guy. Sous la boîte à sel de la cheminée, tu trouveras des écus pour ton voyage. Tu demanderas la clé de la chambre à mon commis. Dis-lui aussi de me décrocher de l’arbre sec et de me cuisiner aux airelles. Mais un peu d’airelles ! Il en met toujours trop… » Puis il se recule de moi et me dit à voix haute :
— J’ai été content de te connaître, François. Et excuse-moi d’avoir insisté pour t’inviter à dîner mais je ne pensais pas que ça finirait comme ça. Trois pendus et un banni… Pour une fois que je faisais de la soupe de légumes, t’avoueras…
Dogis en allé rejoindre les autres sur la charrette des suppliciés, le guichetier du Petit Châtelet fait sauter ses osselets en m’annonçant :
— Toi, la Jeanne des bas-fonds, c’est demain à l’aube, que Bezon et des sergents du Prévôt viendront te chercher pour te foutre, une bonne fois, à la porte de Paris.
« Demain matin ? Ah non, c’est impossible !… » Je songe au manuscrit de mon Grand Testament que je veux récupérer pour le donner à Tabarie, à ce que je dois dire au commis de Robin, aux écus cachés sous la boîte à sel. « Il me faut encore une grâce… J’ai deux feuilles de papier et un peu d’encre. Je vais tout de suite écrire, sous forme de ballade, une requête à la Cour pour la remercier de m’avoir sauvé la vie mais aussi pour lui demander un délai de trois jours !… » dis-je au notaire. « J’en ai pour quelques minutes. » Près de lui, Étienne Garnier en laisse tomber ses osselets — vertèbres humaines qui se cassent sur les dalles :
— Mais t’es fou, toi ! Tu rêves tout debout !
— Vous m’aviez déjà dit ça, Garnier, pour mon premier appel et puis…
— Ah, moi, je te déconseille d’interjeter encore. Ça va finir par les énerver, surtout en vers !… s’ébroue-t-il d’un grand rire qui résonne dans les geôles du Châtelet (ce qui n’arrive pas souvent). Imagine la tête des juges… Enfin, si ça t’amuse, amen, mais fais vite. On ne va pas rester là une semaine à attendre que te vienne l’inspiration !
Assis à même la paille et sous le soupirail qui dispense sa lumière au poète, je pose les papiers contre mes genoux devant les deux sceptiques qui me regardent. Cette requête à la Cour du tribunal doit d’abord être une louange, un grand numéro de lèche roublarde qui les flatte avant d’en arriver à ma demande. Je nommerai la Cour de Justice : « Mère des bons et sœur des bienheureux anges ». Je me concentre et me lance :
Vous tous mes cinq sens — yeux, oreilles et bouche, le nez et vous aussi, le toucher — et tous mes membres qui ont péché, que chacun, pour sa part, dise ces mots : « Cour souveraine, à qui nous devons la vie, vous avez empêché notre destruction. La langue à elle seule ne saurait suffire à vous remercier aussi tout en moi élève la voix, fille du Roi notre sire, mère des bons et sœur des bienheureux anges. »
Cœur, éclatez ou percez-vous d’une broche mais à tout le moins ne soyez pas plus endurci que la dure roche grise qui, dans le désert, calma la soif du peuple des Juifs ! Fondez en larmes et demandez pardon comme un humble cœur qui tendrement soupire ! Louez la Cour de Justice associée au Saint-Empire pour le bonheur des Français, le réconfort des étrangers, créée là-haut au ciel dans l’empyrée, mère des bons et sœur des bienheureux anges !
Et vous, mes dents, que chacune quitte sa place ! Avancez toutes ensemble, rendez grâces plus fort que les orgues, les trompes ou les cloches, et cessez dès lors de mâcher ! Pensez que je serais mort, foie, poumons et rate qui revivez ! Et vous, mon corps, si vil, plus méprisable qu’un ours ou qu’un porc qui se roule dans la fange, louez la Cour, avant que cela n’aille plus mal, mère des bons et sœur des bienheureux anges !
Prince, accordez-moi un délai de trois jours pour me préparer et prendre congé des miens ; sans eux, je n’ai pas d’argent ni ici ni au Pont-au-Change. Cour éclatante, dites soit sans me repousser, mère des bons et sœur des bienheureux anges !
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REQUÊTE À LA COUR DE PARLEMENT