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— Deux jours après l’entrée de Charles VII dans Paris.

— Ah oui, alors c’est ça. Déjà à l’époque, Christophe, dès qu’il apprenait qu’une femme serait enterrée vivante, allait se servir à Montfaucon.

Au-dessus de la charcuterie de la rue de la Parcheminerie près de la rue de la Harpe, dans une maison à l’enseigne du Chariot, je suis sidéré :

— T’as bouffé ma mère en pâté…

— Arrête de répéter ça, François. Tu te fais du mal.

— Mais comment faisiez-vous ?

— Un peu de veau, un peu de porc, un peu de ta mère… Des clous de girofle, un rameau de romarin, quelques graines de paradis, du laurier, des oignons et du vin de Bagneux où on trempait les viandes douze heures en marinade…

— Non mais, pour déterrer les corps ?…

— Ah ! On attendait que les magiciens soient d’abord passés prendre les testicules et les langues des pendus. En montant, on leur disait « Salut ». Mon grand frère avait une pelle et comme la terre de la fosse aux chiens avait été remuée le matin même, ce n’était pas trop difficile d’atteindre le corps. Moi, je portais un brandon enflammé pour qu’il observe la bonne femme. Si c’était une jeune, ça allait, on la sortait du trou. Les vieilles, il remettait la terre dessus disant que : « Passé quarante ans, une femme est impossible à cuire ou alors il faut compter deux, trois, fagots de plus et ça lance dans des frais. » Elle avait quel âge ta mère quand ?…

— Vingt-six ans.

— Ah, vingt-six ans, on l’a ressortie du trou, c’est sûr… En ces temps de disette nationale, on n’allait pas gâcher. Mon frère a dû la porter sur une épaule pour descendre la colline de Montfaucon. Ensuite, on l’aura nettoyée en bas, au bord de la rivière. Moi, les femmes, pour les tremper, je les tenais par les pieds et mon frère les prenait par les aisselles. Mais au début, j’étais petit, hein… on a le même âge, Villon… alors si la fille avait la chair persillée, était grosse, les pieds glissaient d’entre mes mains et elle tombait dans l’eau, suivait le courant. Fallait aller la rechercher à la nage. Il y a des fois, qu’est-ce qu’on a ri avec Christophe !…

Robin Dogis, accoudé devant moi à la table du petit appartement sombre qu’il partageait avec son frère, nous sert un verre de vin et regrette le bon temps :

— Les pâtés de chair humaine, on les cuisinait dans une cabane sur la plaine au pied de la colline de Montfaucon. Puis les gardes de la porte Barbette nous laissaient entrer dans Paris avec notre chariot chargé de terrines… On leur en donnait une quelquefois pour rire. Ils s’exclamaient : « Elles sont bonnes ! Elles sont à quoi ? » On était heureux. Moi, je ne jouais plus de tambour, ne mendiais plus dans une mômerie sur l’île Notre-Dame. Je devenais l’apprenti de mon frère. Tout aurait pu continuer ainsi s’il n’y avait pas eu cette connerie !…

— Que s’est-il passé, Robin ?

Le rouquin aux cheveux en brosse s’essuie les yeux avec la manche de son pourpoint bleu :

— La fatalité, François ! Un sot, dont la jeune femme fut enterrée vive, avait tenu à ce qu’on lui laisse sa bague de mariage au doigt. Manque de pot, une semaine plus tard, il nous a acheté une terrine et a retrouvé la bague dedans.

— Oh…

Dogis nous ressert un verre et nous trinquons au destin. J’apprécie ce vin de Beaune : « On sent qu’il n’est pas blanchi à la craie comme chez Marion la Peautarde… » mais ce soir, Robin n’a goût à rien. Il renifle fraternellement : « Alors tu penses, il y a eu une enquête ! Et quand au Châtelet, ils ont interrogé Christophe… après la chaise à clous, l’élongation et l’estrapade, il n’a pas eu besoin du garrot, de l’immersion et des fers brûlant pour donner la recette de ses pâtés. » Il boit une gorgée : « C’est vrai qu’il est bon ce vin. Tu ne veux pas goûter du morillon aussi ? »

— Si.

Robin se lève. Il est trapu, soulève le couvercle d’un coffre, retire la cire du goulot d’une bouteille. Je finis mon verre de Beaune :

— Quand je pense que t’as bouffé ma mère !

— J’ai mangé un peu de ta mère, minimise Dogis. Je ne m’en suis pas bâfré trente terrines non plus ! J’ai dû en avaler quoi ? Une tranche ! C’est moi qui rectifiais l’assaisonnement. Mon frère disait : « C’est comme ça que le métier va rentrer ! » soupire Dogis en nous servant un vin rouge foncé. Tiens, goûte celui-là, tu m’en diras des nouvelles.

Je sanglote et déguste : « Ptt, ptt… C’est vrai qu’il laisse un souvenir sur la langue. » Je pleurniche : « Mais elle était jolie, elle était douce… »

— Et bonne aussi ! précise Robin. Les blondes, c’est ce qu’il y a de plus fin comme goût. Mon frère affirme qu’elles ont la chair du cou aussi tendre qu’un jeune poulet. Moi, je ne sais pas, je n’ai jamais mangé de poulet ! En ces temps d’austérité, on trouve plus facilement des suppliciés… Hips ! Les brunes ont le goût du gibier. Les hommes, on en prenait pas. « Ça pue la bite », disait Christophe qui est un gastronome. J’ai mal au ventre, ça me noue cette histoire…

Il prend une bougie et descend le petit escalier pour aller vider sa colique dans le jardinet derrière la maison. J’ouvre une fenêtre et, de là-haut, le regarde faire et miaule à la lune :

— Moi, qui me demandais où elle était passée ma mère !… qui avais écrit une pathétique ballade sur cette énigme : « Dites-moi où, en quel pays est… » Et en fait, elle t’est sortie du cul ! Ah ben merde alors ! je gueule dans la ville gothique.

Dogis remonte en titubant et réajustant ses chausses :

— Chut ! Fais moins de bruit, François. Un chevalier du guet va taper à l’huis. Je sais que t’as écrit une belle ballade. C’est même moi qui l’ai déclouée d’un des piliers de Montfaucon. Quand j’ai vu que c’était signé Villon, je me suis demandé : « Est-ce que François ne voudrait pas aussi écrire un rondeau pour mon frère ? » Hein, François ? Hein ? Hein ?

— Ah, dis donc, Robin, regarde : il s’est tout évaporé le morillon… Hips ! Il ne te resterait pas de l’eau-de-vie ?

À la moitié de la bouteille d’alcool de prune, tous les deux bien torchés et en larmes, front contre front de chaque côté de la petite table, on chiale : « Bouh ! Bouh-hou-hou… » Je crie mon désespoir éthylique :

— Ma mère !…

— Mon frère ! crie Dogis. Quand je pense à ce que, demain, ils vont lui faire !…

« Bouh ! Bouh-hou-hou… » se lamente-t-on ensemble.

11

Hier soir, n’ayant pas rejoint la maison à l’enseigne de La Porte Rouge près de Saint-Benoît à cause du couvre-feu et la crainte d’être attrapé par un des chevaliers du guet qui sillonnent la ville, j’ai passé la nuit à boire chez Robin et, ce matin, nous allons ensemble au marché aux pourceaux.

Nous y arrivons en même temps qu’une charrette, transportant Christophe Dogis, déboule de la rue des lingères. La trentaine, assez grand, mince, les cheveux raides et roux coiffés à la mode de notre époque — coupe au bol dégageant le front, nuque et tempes rasées — il est debout, en chemise blanche, chevilles ligotées et les mains liées dans le dos. Le charcutier est accompagné d’un lieutenant criminel, de sergents du Châtelet et de quelques archers. Un confesseur assis dans la charrette lui fait baiser un crucifix, lui lance régulièrement des gouttelettes d’eau bénite… froide en décembre.

Contre le mur du cimetière des Saints-Innocents, une estrade a été dressée face au marché. Les porcs grognent, enfermés dans des petits enclos aux barrières basses ou attachés à des piquets. La foule s’approche de l’estrade.