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La charrette y arrive aussi. On en fait descendre l’aîné Dogis tandis qu’un ventripotent bourreau aux bras nus, habillé tout en rouge et portant un tablier, renverse des seaux d’eau glacée dans un énorme chaudron en cuivre cabossé, taché de vert-de-gris.

Deux sergents attrapent Christophe, l’un par les pieds et l’autre par les aisselles — comme le charcutier faisait avec son jeune frère lorsqu’ils rinçaient les corps de femmes dans la rivière en bas de Montfaucon — et le jettent dans le grand chaudron. Mû par un réflexe, il se redresse et se lève comme s’il voulait absolument quitter cet ustensile de cuisine. Le bourreau prend alors une fourche et assène au condamné plusieurs coups sur la tête pour le forcer à replonger dans la cuve. J’y trempe aussi les doigts :

— Brrr, elle est froide ! Quelle idée aussi d’aller se baigner en cette saison.

Le bourreau, entre une pierre plate et la base du chaudron, enflamme du petit bois et des bûches de hêtre. Je commente à voix haute ce choix en direction de Christophe :

— Le hêtre, c’est parfait. Ça va te donner un bon goût. C’est ce qu’on utilise pour fumer les harengs saurs à Boulogne.

Autour de moi, les gens rigolent de mes commentaires sauf Robin qui s’en indigne : « François, c’est mon frère… » Je me retourne vers l’assistance et explique d’un ton exagérément professoral : « L’intérêt de la bouillure est qu’elle ne procure pas une mort immédiate comme la pendaison ou la décapitation qui sont très décevantes à cet égard. Ici, pendant le supplice, on a le temps d’aller faire ses courses et les longs cris du condamné rehaussent l’événement. »

Le frère de Christophe dodeline de la tête en se disant que, quand même… Je vais le voir et lui lance : « Allez, Robin, ne fais pas la gueule, c’est l’heure de la soudure. Plutôt que de rester là à attendre et prendre froid, rejoignons une taverne où le crédit n’est pas mort ! »

Passant près du chaudron, où le bourreau ôte avec sa fourche la chemise qui flotte en surface autour du cou du condamné, je m’adresse à celui-ci comme une bonne mère laisserait ses recommandations :

— As-tu pensé à te mouiller la nuque ?

Robin pouffe derrière moi : « François… » Nous entrons à La Mule en gueulant un mot d’ordre : « Hypocras ! » Une fille avenante à gros tétins nous sert à chacun un plein bol puis deux, puis trois, de ce vin chaud à la cannelle, gingembre, noix de muscade et de garingal, qui provoque une béatitude érotique. Réconfortés et un peu étalés sur la table, je demande à Dogis :

— Est-ce que les bouillis bandent comme les pendus ? Pas quand l’eau est glacée bien sûr mais après ?…

— Ah, j’en sais rien, rote le frère du condamné. Faut qu’on aille lui demander !

Il se lève, renverse la bancelle, chancelle, ses yeux brillent… et nous allons, titubant à l’autre bout du marché, cogner, de l’articulation de l’index, contre le chaudron en cuivre :

— Oh, oh ! Y’a quelqu’un là-dedans ?

— Christophe, est-ce que tu bandes ? demande Robin.

Le charcutier qui mijote dans l’eau frémissante nous regarde en grimaçant. Visiblement, le feu sous la cuve commence à lui chauffer les jambes qu’il remue souvent pour les remonter vers sa poitrine.

— As-tu pied ?

— Mais non, regarde comme il secoue les pattes. Il nage… Mais avec la vapeur, on ne voit pas s’il bande.

Manche de pourpoint remontée jusqu’à l’épaule, nous plongeons tous les deux un bras dans l’eau pour vérifier. Dogis s’extasie : « Ah moi, dans une eau comme ça, je banderais. »

— Ah oui, elle est bonne.

Le lieutenant criminel, sous son chapel en cuir bouilli renforcé de ferrure, nous engueule :

— Ce n’est pas bientôt fini, vous deux ? Encore un mot et on vous jette aussi dans la cuve.

— Oh, là, là, si on ne peut plus rigoler ni s’instruire ! fait-on en s’éloignant et se retenant l’un à l’autre vers l’auberge de La Mule où nous entrons en gueulant : « Hypocras ! »

Trois bols plus tard (chacun), nous revenons écroulés de rire en lançant des oignons dans le chaudron :

— Tiens, te voilà des copains ! Maintenant l’eau commence à bouillir. De grosses bulles éclatent en surface et le charcutier anthropophage boit souvent la tasse (d’eau bouillante). La langue gonflée de cloques, il hurle quand même à son confesseur, aux sergents, au lieutenant criminel, à la justice civile et ecclésiastique de son pays :

— Mais ce n’est pas moi qui les ai tuées ! C’est vous ! C’est vous qui devriez être dans le chaudron ! Qu’elles aient ensuite pourri sous terre ou qu’elles aient été dégustées, qu’est-ce que ça pouvait vous foutre ?!

Robin est épaté par cette déclaration :

— Il parle bien, mon frère, non ?

— Il ne parlera plus longtemps. Allez, Christophe, sois sage.

— Ne t’éloigne pas du bord, lui conseille son jeune frère. On revient !… Parce que si toi, tu es bien au chaud là-dedans, nous, dehors, on se les pèle.

Lorsque nous revenons — après ô combien d’hypocras bus ? — c’est trop tard. Même le marché a remballé ses pourceaux. La dépouille du charcutier refroidit dans l’eau du chaudron sous lequel le bourreau a éteint le feu.

Robin et moi, côte à côte, les doigts au bord du cuivre de la cuve, regardons Christophe devenu méconnaissable. La chair s’est retirée des os et surnage entre deux eaux. Sa chevelure rousse a bouclé pendant la cuisson. Elle flotte en surface comme une vieille serpillière orange parmi les oignons et des yeux devenus totalement blancs.

Le bourreau, une grosse écumoire à la main, récupère les restes du défunt charcutier pour les mettre dans un sac en cuir cousu qu’il pend à la corde d’un gibet. Le jus de cuisson goutte à travers les coutures. Sitôt l’exécuteur en allé, Robin charge, sur son dos, ce sac contenant la chair du frère.

— Qu’est-ce que tu vas en faire, Dogis ?

— Du pâté !

Nous tombons dans les bras, l’un de l’autre, et on rit ! Le sac se renverse et laisse échapper des morceaux de viande de Christophe que des chiens jaunes et faméliques, aux yeux fous, nous volent aussitôt. La queue entre les jambes, ils filent, emportant dans leur gueule des restes du charcutier. Robin veut rappeler les chiens mais il se trompe et s’adresse à ce qu’ils ont entre leurs crocs : « Christophe, reviens ici ! » Alors on rit. « C’est l’émotion ! » s’excuse le jeune frère. Alors on rit !

De retour à la maison de La Porte Rouge, chez mon tuteur, je file dans ma petite chambre aux deux fenêtres tissées de toiles d’araignée parce que je n’y fais jamais le ménage. Une écritoire, une chandelle, un coffre près d’un lit où je tombe, visage dans l’oreiller. Et encore tout secoué de spasmes nerveux…

… Je ris en pleurs.

12

— Mais qu’il a changé en huit ans ! Mon Dieu, je n’en reviens pas, Trassecaille. Lui qui arriva ici, petit enfant poli et réservé… À bientôt quatorze ans, je ne le reconnais plus. Je ne sais pas si c’est de ma faute ou si c’est l’âge mais…

— Mais oui, c’est l’âge ! rassure le bedeau, de sa voix ensoleillée. Le printemps fait éclater les bourgeons. Plante et enfant, c’est pareil.

— Plante et enfant, c’est pareil… Ah quel tuteur je suis, incapable de le faire pousser droit, se lamente le chanoine en tournant autour de sa table de noyer. C’est un écolier médiocre et indiscipliné qui n’aura pas son baccalauréat avant dix-huit ans au mieux. Si sa mère, là-haut, me voit, que doit-elle penser de moi ?