— Un peu vaseux on va dire, hier a été difficile…
— Ce serait bien que l’on se voit, suite à ton affaire, et à ma fouille chez Crémier. La visite cela a fini en perquisition.
— C’est un peu risqué pour moi de me pointer à ton bureau, j’essaie de la jouer discret, de ne pas trop attirer l’attention sur moi, enfin sur mon remplaçant…
— Je n’ai pas encore déjeuné, il me semble, vu que j’ai vraiment l’impression de te sortir du plumard que toi non plus. On se retrouve à la brasserie de la galerie marchande ? Un moine qui fait des courses, c’est bon ?
— Oui, c’est bon, laisse-moi une demi-heure…
L’avant-veille, Régis m’incendie, me soupçonne, me cuisine, c’est tout juste s’il ne veut pas m’enchrister, et là d’un coup, copain comme cochon. Je connais l’oiseau, méfiance.
Je sors du pucier, la terre tourne, arrêtez-la que je puisse descendre ! Bon Dieu, pardon chef, j’ai presque l’impression de faire du surf pour rejoindre la salle de bain tellement ça bouge.
Je me fous sous la flotte glacée, histoire de bien me réveiller, et de me remettre les idées en place. Je m’essuie en quatrième vitesse avant de choper la crève.
Détour par la cuisine je balance deux Dafalgan effervescents dans un verre de flotte, faut ce qu’il faut. Je me nippe façon Alix Gimmileo, m’enfile le breuvage miracle et file à mon rancart.
Il y a un gros kilomètre à pied, je vais éliminer, en plus je serai moins loin du box pour récupérer la Mustang et, si j’en ai le courage, aller faire un tour à la salle de fitness.
J’ai toujours du mal avec ma boule à zéro, les températures sont moyennes, il ne fait pas super froid, mais j’ai comme l’impression d’avoir un perpétuel courant d’air sur la calebasse, un ventilo juste en face du front. Je marche vite, cela doit être un effet aérodynamique.
J’entre au restaurant, l’odeur de la viande grillée me revigore, je me rends compte que je n’ai rien bouffé depuis hier midi et que cela commence à se faire sentir dans mon organisme. Régis est déjà là, il m’attend en lisant un dossier.
— Salut Poulet, alors comme ça tu veux me voir, c’est pour me passer les cadènes ?
— Arrête d’être con cinq minutes, Estéban. O.K je me suis un peu laissé emporter la dernière fois, mais faut dire que tu ne fais rien pour me faciliter la vie…
— Un connard se viande en bécane, tu m’accuses et après c’est moi qui en fais trop ?
— Tu as bouffé la caisse du chat ? Bordel ton haleine est faisandée, et cette gueule… tu as pris un coup de pied de bouteille ?
— C’est cela même, tu m’as meurtri l’âme en m’accusant, alors j’ai noyé mon chagrin dans le bourbon…
— C’est du passé tout ça, d’ailleurs c’est pour te causer du grand con, comme tu l’appelles, que je t’ai invité.
— Invité ? C’est toi qui régales ? Putain, ils ont un menu gastronomique ? J’ai une dalle d’enfer.
— Vas-y, c’est open-bar. À propos de la mort de Crémier, ben tu vois, si tu en étais l’instigateur, je te foutrais la paix, je bâclerais ce côté de l’enquête…
Ô le malin, ô l’acteur studio de pacotille, ô le flicard de série B, ô l’adjoint calamiteux de Derrick… comment je l’ai vu chausser ses gros sabots et tenter de me faire avouer d’avoir trempé dans le refroidissement du zig.
Tout en épluchant la carte, je m’intéresse à la conversation, sans en faire trop, mais suffisamment pour que mon hôte ne se fasse pas trop d’idées sur mon compte.
— Et en quel honneur tu laisserais peinard le mec qui a envoyé Crémier boulevard des allongés ? Je vais prendre une côte de bœuf sauce béarnaise, des frites et pour patienter une assiette de cochonnailles et une Paix-Dieu…
— … Y a pas à dire, quand tu as faim…
— Ouais, j’ai rien avalé depuis des lustres. Alors pourquoi d’un coup lâcherais-tu la grappe à un type qui en aurait dessoudé un autre ?
— Comme je te l’ai dit tout à l’heure au téléphone, histoire de chercher les membres de sa famille, et comme il y a suspicion de meurtre, j’ai opéré une petite fouille au domicile de Crémier…
— Et ? Tu m’excuseras Régis, mais j’ai une fourchette et un couteau à viande, aucun forceps sous la main, donc si tu pouvais accoucher rapidement et ne pas me faire tes effets à deux balles, merci.
Il se marre, il ne faut pas grand-chose pour amuser un flic, fais-lui juste croire qu’il a un semblant d’esprit, un soupçon d’humour et il est heureux, la béatitude l’étreint. Je chope le verre magnifique de Paix-Dieu, la délicatesse du récipient, et cette couleur… Cette bière est une pure merveille, trop méconnue.
J’hésite un court instant, avec ce que je me suis mis comme musette hier soir, est-ce bien raisonnable ?
Inch’Allah comme dirait la concurrence, je m’en envoie une lampée. Mon Dieu, comme tu es bon d’avoir laissé l’homme créer ce nectar.
— Tu sais que tu me fais de la peine avec ton Perrier ? Bon alors tu finis ta fable…
— Tu ne ferais pas un bon écrivain Estéban, tu ne sais pas faire monter le suspense… Donc on a fouillé l’appartement. Au départ on cherchait rien de spécial, la routine quoi. Mais dans ses fringues on a trouvé des sous-vêtements de gamin.
— Je connais des tas de types, même célibataires, chez qui tu pourrais en trouver, suffit qu’ils aient un chiard, qu’ils soient divorcés… des fringues de rechange.
— Oui, sauf que ce type n’a pas de gosses, pas de neveux ou nièces, mise à part une vague cousine que l’on a retrouvée, il n’a personne… Et puis ce n’étaient pas des fringues propres il a même dû se…
— C’est bon, j’ai capté, épargne-moi les détails, on est en train de claper.
— Du coup on a fouillé aussi son matos informatique. Là le toubib a bien raison de l’appeler le grand con, le PC est codé, mais on ne peut plus simple…
Con que je suis, un peu plus je sortais ma science, je faisais de l’esbroufe, je la ramenais et me faisais couillonner comme un nouveau-né. Bien sûr que c’est simple, déjà sur son téléphone ce manche avait foutu son année de naissance, vu le pois chiche qui lui servait de pensarde, il avait mis le même code partout.
— … sa date de naissance, faut être con hein ?
Bingo, c’est une fois de plus un curé qui gagne une boule à neige… J’opine du chef et l’enjoins à continuer.
— Faut être con, mais bon on savait, nous avions rencontré le personnage. Et tu as trouvé quoi dans sa bécane ?
— Tu te souviens du mec dont je t’avais parlé et des photomontages mais aussi de vraies photos avec des mômes ?
— Oui, plus de 80 % des fichiers étaient des fakes, mais le reste était vrai…
— C’était lui, j’ai les fichiers, les vrais, les faux, j’en ai même d’autres, ce type était un grand malade, un pervers, tu ne peux pas imaginer…
— Si je peux, j’imagine même très bien, je chasse ce genre de type de temps à autre…
— Et celui-là, tu ne l’aurais pas braconné ?
Quand je disais que je l’avais vu chausser ses galoches de bois, si j’attends encore un peu pour répondre il me propose la légion d’honneur.
— Tu me saoules Régis, je te jure, tu vas finir par me couper l’appétit.
— Si on ne peut même plus plaisanter… en plus, vu ce que je vais te dire, tu l’aurais su avant, tu l’aurais tué.
Il n’a pas besoin d’aller plus loin, je me doutais déjà, tu penses bien que si cet enculé a voulu me flinguer, c’est qu’il est pour quelque chose dans la mort de la petite. Il fait partie de ceux qui l’ont tuée, si ça se trouve l’enveloppe pleine de fric c’était lui.