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Question de jours, répond Baumgartner en extrayant de sa poche un téléphone cellulaire, ça devrait se faire dans le mois. Ce qu'il y a, c'est qu'à partir de maintenant je dois pouvoir te joindre n'importe quand, dit-il en tendant l'appareil au jeune homme. Il faudrait que tu puisses être prêt dès que le truc se présentera.

Le Flétan s'empare du téléphone, explorant simultanément sa narine gauche de son index puis, ayant examiné l'un après l'autre le cellulaire et son doigt: Formidable, conclut-il de cet examen, c'est quoi, le numéro? Ne t'occupe pas du numéro, dit Baumgartner, je suis le seul à le connaître, ce numéro, et c'est très bien comme ça. Que je te dise tout de suite une chose sur ce téléphone. Il n'est pas réglé pour donner des appels, n'est-ce pas. Il ne sert qu'à en recevoir. Il ne sert qu'à m'écouter moi quand moi je t'appelle, tu comprends ça? Bon, dit le jeune homme en se mouchant à présent dans sa manche. Alors tu le gardes tout le temps sur toi, bien sûr, dit Baumgartner en emplissant les récipients. Bien sûr, dit le Flétan. Ce qu'il y a aussi, ajoute le Flétan, c'est qu'il me faudrait peut-être une petite avance.

Naturellement, reconnaît Baumgartner en cherchant dans sa poche six billets de cinq cents francs pressés par un trombone. C'est bien, commente le Flétan en lui rendant le trombone. Plus, ce serait évidemment mieux. Non, dit Baumgartner en désignant le matériel déposé sur le radio-cassettes, je te connais, tu vas encore tout claquer en cochonneries. Pendant la négociation qui s'ensuit, au terme de laquelle il finit par se fendre de quatre autres billets, Baumgartner déplie machinalement le trombone jusqu'à l'obtention d'une tige à peu près rectiligne.

Plus tard, dans la rue, Baumgartner vérifie que nulle souillure, nulle misérable molécule en suspension dans l'atmosphère chez le Flétan ne se sont déposées sur ses vêtements. Cependant il les époussette comme si l'air ambiant vicié avait pu les polluer bien qu'il ait veillé à ce qu'ils n'entrent en contact avec rien, c'est juste qu'il lui faudra se laver les mains et peut-être même les dents quand il sera rentré chez lui. En attendant, il rejoint la station Château-Rouge pour regagner son nouveau domicile. C'est encore une heure creuse et le métro n'est qu'à moitié plein: nombre de banquettes sont disponibles mais Baumgartner préfère s'asseoir sur un strapontin.

Dans le métro, quel que soit le coefficient de remplissage de la rame, et même quand elle est vide, Baumgartner préfère toujours les strapontins aux banquettes, contrairement à Ferrer qui aime mieux celles-ci. Sur les banquettes, qui sont en vis-à-vis, Baumgartner s'exposerait forcément à se trouver assis à côté de quelqu'un ou en face de quelqu'un, le plus souvent d'ailleurs les deux en même temps. Ce qui induirait encore des frottements et des gênes, des contacts, des difficultés de croisement ou de décroisement des jambes, des regards parasites et des conversations dont il n'a que faire. A tout prendre, même en cas d'affluence où il faut bien se lever pour laisser un peu de place, le strapontin lui paraît préférable en tous points. Il est individuel, mobile et d'utilisation souple. Il va de soi que le strapontin isolé, trop rare, est encore supérieur à ses yeux au strapontin apparié qui présente lui aussi quelques risques de gênes promiscues – celles-ci moins dommageables de toute façon que les incommodités de la banquette. Baumgartner est ainsi.

Une demi-heure plus tard, rentré dans son nouveau logement du boulevard Exelmans, découvrant le petit bout de fil de fer entre ses doigts, Baumgartner ne peut décidément pas se résoudre à le jeter: il le plante dans un pot de fleurs et va s'étendre sur le divan. Il va fermer les yeux, il aimerait bien dormir, s'abstraire de tout cela vingt minutes, une petite demi-heure s'il vous plaît mais non, pas moyen.

14

Ferrer non plus, bien sûr, n'avait pas fermé l'œil de la nuit. A genoux devant les cantines ouvertes, il avait tourné mille fois chacun des objets dans tous les sens. A présent il était épuisé, n'avait plus la force de les regarder, ne savait plus ce qu'il voyait, privé même de l'énergie de se réjouir. Zébré de courbatures il s'était redressé en protestant, marchant vers la fenêtre et voyant que le jour se levait mais non, malentendu, à Port Radium le jour ne s'était pas plus couché que lui.

La chambre de Ferrer avait l'air d'un petit dortoir individuel, ce qui semble une contradiction dans les termes et pourtant c'est ainsi: murs blêmes et vides, ampoule au plafond, sol de linoléum, lavabo fendu dans un coin, lits superposés dont Ferrer choisit l'étage inférieur, téléviseur hors service, placard ne contenant qu'un jeu de cartes – providentiel à première vue pour les réussites mais de fait inutilisable car amputé d'un as de cœur -, forte odeur de grésil et chauffage balbutiant. Rien à lire mais de toute façon Ferrer n'avait pas très envie de lire, enfin il parvint à s'endormir.

Après la visite à la Nechilik , on soufflerait un peu à Port Radium – chaque fois qu'on soufflerait, d'ailleurs, une trombe de vapeur spiralée, dense comme la ouate, s'échapperait de vos lèvres avant de s'écraser contre le marbre glacé de l'air. Une fols Angoutretok et Napaseekadlak remerciés, payés et repartis vers Tuktoyaktuk, Ferrer dut rester deux bonnes semaines dans cette ville où l'équipement hôtelier se résumait à cette chambre, laquelle jouxtait une buanderie. Que ce bâtiment fût un club, une annexe, un foyer, Ferrer ne le saurait jamais au juste vu qu'il était toujours vide et le gérant muet. En tout cas pas bavard car peut-être au fond se méfiait-il, rares étant les touristes dans ces bleds oubliés des hommes et de Dieu: les journées sont interminables, les distractions sont nulles, il y fait un temps de chien. Comme il n'y a pas de poste de police ni de représentant de quelque autorité, on peut soupçonner l'étranger résidant d'y fuir quelque justice. Pas mal de jours et de dollars, de sourires et de langage des signes furent nécessaires à Ferrer pour arrondir, enfin, la circonspection de ce gérant.

Il ne fut pas non plus facile de trouver, parmi les habitants de Port Radium, un artisan capable de fabriquer des conteneurs appropriés au chargement de la Nechilik. D'autant plus difficile que le bois, sous ces climats, n'existe pratiquement pas: on n'en trouve pas plus que tout le reste mais comme toujours tout est possible en mettant le prix. Ferrer rencontra le magasinier du supermarché qui accepta d'adapter aux gabarits souhaités de solides emballages de téléviseurs, de réfrigérateurs et de machines-outils. Cela prendrait un bon moment, Ferrer dut patienter. Généralement gardant la chambre car ne souhaitant pas s'éloigner de ses antiquités, s'ennuyant sec quand il n'en pouvait plus de les regarder. Port Radium peut vraiment n'être pas marrant du tout, il ne s'y passe pas grand-chose, spécialement le dimanche où s'enchevêtrent étroitement, à leur plus haut degré d'efficacité, l'ennui, le silence et le froid.