Il arrivait qu'il sortît faire un tour, mais il n'y avait pas non plus grand-chose à voir: trois fois plus de chiens que de personnes et vingt petites maisons aux couleurs suaves, aux toits de tôle, avec deux barres d'immeubles qui donnaient sur le port. De toute façon, vu la température, Ferrer ne restait jamais longtemps dehors. Par les rues presque désertes il faisait rapidement à pied le tour de ces maisons construites à l'arrondi pour éviter que le froid s'accroche aux angles, pour laisser le moins de prise possible au gel. En se dirigeant vers le débarcadère, il longeait le dispensaire peint en jaune, le bureau de poste vert, le supermarché rouge et le garage bleu devant lequel s'alignaient des rangs de skidoos. Et, sur le port, d'autres rangs de bateaux sur cale attendaient une saison plus clémente. L'essentiel de la neige avait fondu sur terre mais la banquise, seulement trouée par un chenal étroit, obstruait toujours une grande part de la baie.
Il lui arriva, dans le calme général, d'observer quelques activités. Deux sujets prévoyants, profitant du dégel, creusaient des trous dans le sol momentanément meuble en vue d'ensevelir ceux de leurs proches qui mourraient pendant l'hiver prochain. Deux autres, entourés de matériaux préfabriqués, construisaient leur maison en kit en suivant bien le mode d'emploi grâce à une vidéocassette explicative; fusillant le silence, un groupe électrogène alimentait le magnétoscope en plein air. Trois enfants rapportaient des bouteilles vides au supermarché. Puis, du côté du port, une vieille église métallique dominait le rivage où deux Zodiac gris fer, s'étant frayés un passage dans le chenal, débarquaient en hoquetant douze passagers vêtus d'anoraks et chaussés de gros souliers. Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l'usage des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil pâle, se dandinaient une centaine d'icebergs. Retournant vers son logis, Ferrer croisa de nouveau les deux hommes qui montaient leur maison. Sans doute pour se changer les idées, pour ménager une pause, ils avaient remplacé la vidéocassette du constructeur par une autre à caractère pornographique qu'ils considéraient gravement debout, immobiles et méditatifs, sans un mot.
Les premiers jours, Ferrer prit ses repas seul dans sa chambre et ne put tenter de communiquer qu'avec le gérant. Mais la conversation du gérant, même une fois qu'il sembla rassuré, ce n'était pas trop ça. Et puis ne s'exprimer que par gestes est lassant. Pendant ses brèves sorties, les locaux qu'il pouvait croiser lui souriaient toujours, Ferrer souriait en retour mais on en restait là. Puis l'avant-veille de son départ, comme il tâchait de jeter un coup d'œil par sa fenêtre jaunâtre sur l'intérieur d'une maison, il aperçut une jeune fille en arrière-plan qui lui souriait comme les autres. Comme avec les autres il lui rendit son sourire mais, cette fois, les parents de la fille s'en mêlèrent. Joviaux, n'ayant rien d'autre à faire apparemment, ils l'invitèrent à entrer boire un verre: pour rafraîchir le whisky, on envoya la fille briser un peu de glace sur l'iceberg le plus proche puis l'on but sec en mauvais anglais, bientôt on le retenait à dîner, mousse de phoque et steaks de petite baleine. Mais d'abord on lui fit visiter la maison: bien isolée, téléphone et télévision, gros poêle et cuisine moderne, mobilier de bois blanc bon marché de genre nordique mais qu'on trouve jusqu'en banlieue parisienne.
Ferrer fraternisa donc avec toute la famille Aputiarjuk. A table, il eut un peu de mal à comprendre la profession du père avant de comprendre que celui-ci n'en avait pas. Bénéficiaire d'allocations, il préférait chasser le phoque au grand air plutôt que suer dans un petit bureau, dans une grande usine ou sur un gros bateau. La pêche elle-même, aux yeux de cet homme, n'était qu'un affreux gagne-pain: rien de tel que la chasse au phoque, seul véritable sport qui donne un vrai plaisir. Ferrer comme les autres y allant de son toast, on but généreusement à la chasse au phoque, on but affectueusement à la santé des chasseurs de phoques, on but avec enthousiasme à la santé des phoques en général et bientôt, l'alcool exaltant les affects, voici qu'on l'invitait même à passer la nuit là s'il le souhaitait, il partagerait sans aucun problème la chambre de la fille et l'on se raconterait ses rêves le lendemain comme ont coutume de faire, sous ces climats, toutes les familles tous les matins. Ferrer eut beaucoup de mal à refuser, les lampes donnaient une lumière douce et le poste diffusait du Tony Bennett, il faisait chaud, le poêle ronflait, tout le monde rigolait, la jeune fille lui souriait, ah, parlez-moi de Port Radium.
15
Après sa visite au Flétan, l'autre jour, c'est donc sur un strapontin de métro que Baumgartner a gagné sa nouvelle adresse, puis une bonne semaine s'est écoulée. Ce logement se trouve non loin de la rue Michel-Ange, derrière un portail rebutant du boulevard Exelmans: trois villas 1930 sont jetées là en vrac au beau milieu d'un grand jardin, au verso de l'ambassade du Vietnam.
Or on n'imagine pas comme ça peut être joli vu de l'intérieur, le XVIe arrondissement. On aurait tendance à penser que c'est aussi triste que ça en a l'air, on a tort. Conçus comme des remparts ou des masques, ces austères boulevards et ces rues mortifères n'ont de sinistre que l'apparence: ils dissimulent des domiciles étonnamment avenants. C'est qu'une des plus ingénieuses ruses des riches consiste à faire croire qu'ils s'ennuient dans leurs quartiers, au point qu'on en viendrait presque à s'apitoyer, les plaindre et compatir à leur fortune comme si c'était un handicap, comme si elle imposait un mode de vie déprimant. Tu parles. On a tout à fait tort.
Au dernier étage d'une de ces trois villas, Baumgartner loue très cher un très grand studio. L'escalier qui y accède est d'un vert très foncé, presque noir. Quant au studio lui-même, ses murs sont en marbre brun, la cheminée en marbre veiné de blanc et des spots sont incrustés dans le plafond. Longs rayonnages à peu près vides, longue table avec une assiette sale dessus, long canapé couvert d'une housse bleue. La pièce est assez vaste pour qu'un vaste piano Bechstein poussé dans un coin ne soit qu'un détail, pour que le gros téléviseur logé dans un autre angle ait l'air d'un hublot minuscule. Aucun autre meuble inutile: seule une vaste penderie contient une importante garde-robe composée de vêtements d'apparence neuve. De hautes fenêtres donnant sur des acacias, des œillets, du lierre et du gravier, se prolongent par une terrasse bordée d'une rambarde étroite et creuse, pleine de terre dans laquelle croissent sans enthousiasme de mauvaises herbes et d'autres, parmi lesquelles un pissenlit.
Depuis quelques jours qu'il vit là, Baumgartner est sorti le moins possible. Il fait très peu de courses et se fait livrer sa nourriture par Minitel. Retiré du monde, on dirait qu'il attend son heure. Il ne fait presque rien de la journée. Il donne de bons pourboires aux livreurs. Organisé comme un célibataire, il a l'air de savoir vivre seul. Mais il n'en est pas un. La preuve, c'est qu'il téléphone à sa femme.
L'appareil sans fil lui permet, tout en parlant, de se déplacer dans le studio. Oui, dit-il en passant du Bechstein à la fenêtre, enfin, tu sais ce que c'est quand on est seul. Surtout des surgelés, précise-t-il en manipulant la télécommande de la télévision, coupant le son et faisant défiler les programmes: séries, documentaires, jeux. Non, dit-il, les vitamines, c'est vrai, j'ai oublié. De toute façon, nuance-t-il sans achever sa phrase et coupant à présent l'image pour regarder par la fenêtre: nuages, volubilis, pies.
Bon, mais je n'ai pas remarqué de pharmacie dans le coin, de toute façon, reprend-il en revenant vers le Bechstein, s'asseyant devant et réglant le tabouret à sa hauteur. Enfonçant la pédale de sourdine, il plante sur le clavier le seul accord de tierce qu'il connaisse. Ah oui, tu as entendu, non c'est un quart de queue. Enfin écoute, ce serait bien que tu te renseignes dès qu'il rentre, tu vois, dit-il en se levant, s'éloignant du piano. Comme il passe devant un pot de fleurs, il en extrait le petit fil de fer qu'il y a enfoncé l'autre jour: il le déterre et le tord en forme de plusieurs choses, spirale, éclair, antenne de télévision.