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Symétrique au Centre d'affaires par rapport au Multistore, le Centre spirituel est situé au sous-sol de l'aéroport, entre l'escalator et l'ascenseur. La salle d'attente est plutôt froide et meublée de fauteuils métalliques, de présentoirs bourrés de brochures en sept langues, de bacs où se développent cinq espèces de plantes vertes. Les battants de trois portes entrebâillées sont frappés d'une croix, d'une étoile ou d'un croissant. Assis dans un fauteuil, Ferrer fit l'inventaire des autres accessoires: un téléphone mural, un extincteur, un tronc.

Comme en ce tout début de journée peu de monde se trouvait là, Ferrer risqua trois regards par les entrouvertures. La microsynagogue était à peu près nue, trois chaises autour d'une table basse. Même chose dans la microchapelle avec pot de fleurs en sus, autel, portrait de la Vierge, registre accompagné d'un stylo-bille et deux avis manuscrits: l'un mentionnait la présence du saint sacrement, l'autre priait de ne pas emporter le Bic. La micromosquée détenait quant à elle une moquette verte, un portemanteau ainsi qu'un paillasson près duquel patientaient quelques Adidas, longues, mocassins et chaussures de protection de pratiquants nord-africains, centrafricains et moyens-orientaux.

Le matin progressant, parut petit à petit la clientèle du Centre spirituel. Elle se composait moins de voyageurs en transit que d'employés de l'aéroport, personnels de maintenance ou d'entretien en bleu de travail, hommes de la sécurité souvent noirs et toujours très costauds, talkies-walkies et bipeurs en sautoir. Passèrent quand même aussi des usagers civils: une jolie religieuse libanaise, une mère et son grand fils bulgares, un petit jeune homme frêle et barbu, au physique éthiopien – ses yeux rouges exprimant l'horreur du vide, la peur du mal de l'air, avant d'embarquer il souhaitait recevoir le sacrement d'un prêtre qu'à contre-cœur Ferrer dut convenir n'être pas.

Le fourgon piloté par Rajputek se présenta en fin de matinée. Une fois les conteneurs chargés puis déchargés à la galerie, attentivement stockés dans l'atelier, Ferrer regagnerait son domicile à pied. En quittant la galerie pour rentrer chez lui, il jeta un coup d'œil sur l'évolution du chantier: il semblait que les fondations eussent achevé d'être creusées, on avait installé des baraques métalliques qui abriteraient les machines et les hommes, on commençait de monter deux grandes grues jaunes à l'aide d'une grue rouge superlative. En semaine, le bruit risquerait d'être infernal, on verrait.

En attendant, ce dimanche d'été, le silence de Paris rappelait celui de la banquise, sauf que ce n'était plus la glace mais le goudron que le soleil faisait fondre superficiellement. Comme il rentrait chez lui, atteignant son palier, l'absence d'Extatics Elixir le surprit comme si le silence urbain avait tout fait disparaître, décimant également la tribu des parfums. Renseignements pris auprès de la gardienne, il apparut qu'en son absence Bérangère Eisenmann avait déménagé. Plus de femme immédiatement disponible, donc. Ferrer prit modérément bien la chose et, déballant ses affaires, il retrouva la fourrure récupérée sur la Nechilik : elle était complètement corrompue, les poils se détachaient par plaques de la peau qui, à température normale, s'était muée en vieille colle purulente et figée. Ferrer prit le parti de la jeter avant de s'attaquer au courrier.

C'était de prime abord une montagne de courrier mais, une fois payées les factures et jetés les faire-part, invitations, circulaires et magazines, il ne restait plus rien qu'une convocation au Palais de justice, d'ici trois mois, le 10 octobre, pour une séance avec Suzanne dans le cadre de la procédure de divorce en cours. Il se trouverait alors supérieurement sans plus de femme du tout mais on le connaît, cela ne saurait durer. Ça ne devrait pas tarder.

17

Et tiens, qu'est-ce qu'on disait, deux jours n'ont pas passé qu'en voilà déjà une. Mardi matin, Ferrer avait rendez-vous à la galerie avec l'expert qui se présenta flanqué d'un homme et d'une femme: ses assistants. L'expert s'appelait Jean-Philippe Raymond, petite cinquantaine d'années, noiraude silhouette aiguë de couteau de chasse drapée dans des vêtements trop grands, élocution confuse, moue dubitative et regard pointu. Il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l'échelle de Beaufort. Ayant déjà eu recours deux ou trois fois à ses services, Ferrer le connaissait un peu, cet expert. Son assistant marchait avec plus d'assurance, s'aidant en cela par extraction continue d'arachides grillées du fond de sa poche et s'essuyant les doigts toutes les cinq minutes sur un Kleenex translucide. Quant à l'assistante, qui devait aller sur ses trente ans, elle répondait froidement au prénom de Sonia. Blonde aux yeux beiges et beau visage austère dénotant la glace ou la braise, tailleur noir et chemisier crème, ses mains ne cessaient d'être occupées par un paquet de Benson d'un côté, un mobile Ericsson de l'autre.

Ferrer leur désigna des sièges avant de déballer les objets venus du froid. Parvenu à s'asseoir, Jean-Philippe Raymond commença d'examiner boudeusèment ces antiquités sans émettre aucun commentaire, délivrant seulement de temps en temps d'ésotériques indications codées, suites de chiffres et de lettres. Debout derrière lui, Sonia les chuchotait dans l'Ericsson à destination d'on ne savait où, puis chuchotait en retour les réponses également abstraites fournies par son interlocuteur, puis se rallumait une Benson. Après quoi l'expert et son assistant délibérèrent obscurément pendant que Ferrer, ayant renoncé à comprendre quoi que ce fût, échangeait de plus en plus de regards avec Sonia.

On les connaît, ces échanges de coups d'œil intrigués que s'adressent à première vue mais avec insistance deux inconnus l'un à l'autre et qui se plaisent aussitôt au milieu d'un groupe. Ce sont des regards instantanés mais graves et légèrement inquiets, très brefs en même temps que très prolongés, dont la durée paraît bien supérieure à ce qu'elle est vraiment, et qui se glissent clandestinement dans les conversations du groupe, qui ne s'aperçoit de rien ou fait comme si. Cela provoque en tout cas du trouble, vu que l'assistante Sonia parut une fois confondre les fonctions de ses accessoires, parlant deux secondes à ses Benson.

Tout le travail d'expertise prit une petite heure sans que l'un ni l'autre homme se tournât un instant vers Ferrer, mais au terme de laquelle la bouche de Jean-Philippe Raymond se tordit en inquiétant rictus sceptique. Ses commissures s'infléchirent vers le sol pendant qu'il alignait, tout en secouant la tête avec mauvaise humeur, quelques colonnes de signes sur un étroit carnet relié de lézard pourpre et Ferrer, vu l'expression qu'il affichait, pensa que c'était foutu: tout ça ne vaut pas un clou, tout ce voyage pour rien. Mais, cela fait, l'expert laissa tomber son estimation. Cette somme, bien qu'énoncée hors taxes et sur un ton dédaigneux, équivalait sans mal au prix de vente d'un ou deux petits châteaux de la Loire. Je ne dis pas les grands châteaux de la Loire, notez, je ne dis pas Chambord ou Chenonceaux, je parle des petits ou des moyens dans le genre Montcontour ou Talcy, ce qui n'est déjà vraiment pas mal du tout. Et vous avez un coffre, supposa l'expert, bien sûr. Ma foi non, répondit Ferrer, un coffre, non. Enfin si, j'en ai un vieux juste là derrière mais il est un peu petit.

Il va falloir mettre tout ça au coffre, dit gravement Jean-Philippe Raymond, dans un grand coffre. Vous ne pouvez pas garder ça là. Et puis ce serait pas mal de s'entendre assez vite avec un assureur, vous n'avez pas de coffre mais vous avez quand même un assureur, non? Bien, dit Ferrer, je vais voir tout ça demain. Je serais vous, dit en se levant Raymond, je n'attendrais pas demain mais bon, vous faites comme vous voulez. Je file, maintenant, je vous laisse avec Sonia pour les frais d'expertise, vous pouvez régler tout avec elle. Tout régler avec elle, pense Ferrer, mais bien sûr.