Et comment vont les affaires, à part ça? demanda Raymond d'une voix indifférente en enfilant son manteau. La galerie? Ça marche bien, assura Ferrer. J'ai quelques stars, s'aventura-t-il histoire d'impressionner Sonia. Mais je ne peux pas les exposer tous les deux ans, les stars, n'est-ce pas, elles sont trop demandées. J'ai aussi des petits jeunes qui viennent juste d'arriver, mais c'est un autre problème, hein. Les petits jeunes, il ne faut pas tout de suite les faire exposer trop souvent, sinon ça fatigue vite, alors je montre une de leurs pièces de temps en temps, pas plus. Ce qui serait bien, développa-t-il, ce serait de leur faire aussi une petite exposition quelquefois, à l'étage, si j'avais un étage, enfin vous voyez mais ça va, ça va bien. Il s'interrompit là, conscient qu'il commençait de parler dans le vide et que chacun s'était mis à regarder ailleurs.
Mais en effet, une fois réglée cette question de frais, il ne serait pas si compliqué d'inviter à dîner Sonia qui, bien que n'en laissant rien paraître, serait quand même assez impressionnée. Il faisait bon, ce serait bien de dîner en terrasse où le récit de voyage de Ferrer ne manquerait pas d'intéresser cette jeune femme au plus haut point – si haut, ce point, qu'elle en désactiverait son Ericsson tout en allumant de plus en plus de Benson – puis il la raccompagnerait jusqu'à son domicile, un petit duplex non loin du quai Branly. Et après qu'on serait convenu de boire un dernier verre, quand Ferrer la suivrait chez elle, l'étage inférieur de ce duplex se révélerait occupé par une jeune fille au regard éteint derrière de gros foyers, plongée dans des polycopiés de droit constitutionnel sur lesquels reposeraient trois pots vides de yaourt aux agrumes ainsi qu'un petit appareil récepteur en matière plastique rosé vif, et qui aurait l'air d'un jouet. Une ambiance harmonieuse et non violente régnerait dans cet appartement. Des coussins rouges et rosés flotteraient sur un canapé tendu de percale glacée fleurie. Dans un plateau, sous une lampe douce, des oranges porteraient des ombres de pèches.
La jeune fille et Sonia échangèrent des nouvelles de Bruno, dont Ferrer crut comprendre qu'âgé d'un an trois quarts il dormait au niveau supérieur: l'appareil récepteur rosé vif dénommé Babyphone consistait à recueillir et transmettre ses pleurs éventuels. Puis la baby-sitter mit un temps fou à ranger ses documents, jeter ses pots de yaourt dans le vide-ordures et débrancher le Babyphone avant de partir enfin et qu'on pût se jeter l'un sur l'autre et se déplacer comme en dansant maladroitement de guingois, tels deux crabes enlacés, vers la chambre de Sonia, puis qu'un soutien-gorge noir dégrafé se déposât en douceur sur le tapis de cette chambre comme une paire de lunettes de soleil géantes.
Or, au bout d'un moment, rétabli sous tension sur la table de chevet, le Babyphone commença d'émettre une suite aiguë de soupirs et de gémissements, d'abord légers et contrapuntiques avec ceux de Sonia plus ou moins sopranistes, mais qui bientôt les couvrirent pour faire place à un crescendo de plaintes, cris et pleurs stridents. Aussitôt l'on se désenchevêtra, sans méthode mais non sans mauvaise conscience, avant que Sonia grimpât à l'étage tranquilliser le jeune Bruno.
Resté seul et tenté de s'endormir, Ferrer jugea pratique et discret de réduire avant tout le niveau sonore du Babyphone. Mais il connaissait mal ce type de machine et sans doute pressa-t-il une touche inappropriée car, au lieu de baisser le volume des pleurs et des consolations, il en modifia la fréquence qui interféra brusquement avec celle des gardiens de la paix dont il put, dès lors, parfaitement suivre la tâche nocturne de prévention, de surveillance et de répression. Et plus moyen maintenant d'entraver le mécanisme, Ferrer commença d'écraser fiévreusement tous les boutons, cherchant une antenne à tordre ou un fil à couper, tentant d'assourdir l'appareil à l'aide d'un oreiller mais en vain: chaque manœuvre amplifiait au contraire ses vociférations, cela grossissait maintenant de seconde en seconde. Ferrer finit par baisser les bras, se rhabillant à la hâte et filant, achevant de tout reboutonner dans l'escalier, n'ayant même pas besoin de fuir discrètement tant les clameurs du Babyphone étaient en train d'envahir l'espace, gagnaient progressivement tout l'immeuble – il ne rappellerait pas les jours suivants.
Une qui lui téléphonerait dès le lendemain, par contre, c'est Martine Delahaye, la veuve de son assistant, que Ferrer avait rencontrée à l'église d'Alésia le jour des obsèques. Il lui avait bien semblé que malgré son deuil elle n'avait pas l'air de le trouver inintéressant, mais il pensait n'être à l'époque qu'une épaule éventuelle pour pleurer. Or voici qu'elle appelle en fin d'après-midi, sous un prétexte comme un autre, une histoire de papiers de Sécurité sociale que Delahaye aurait peut-être pu laisser à la galerie, pas moyen de mettre la main dessus, et est-ce que par hasard. Hélas je crois bien que non, dit Ferrer, il ne laissait jamais rien de personnel ici. Ah que c'est contrariant, dit Martine Delahaye. Est-ce que je pourrais quand même passer vous voir, histoire de prendre un verre, ça me ferait plaisir d'évoquer des souvenirs.
Ça va être compliqué, ment Ferrer qui ne veut surtout pas imaginer la moindre histoire avec la veuve Delahaye, je reviens juste de voyage et je dois repartir très vite, là, je ne vais pas trop avoir le temps. Dommage, tant pis, dit Martine Delahaye. Alors vous étiez parti loin? Et Ferrer, pour à ses propres yeux se faire pardonner son mensonge, lui raconte sommairement le grand Nord. Magnifique, s'enthousiasme la veuve, j'ai toujours rêvé de voir ces régions. C'est sûr que c'est beau, dit niaisement Ferrer, c'est sûr que c'est très très beau. Quelle chance vous avez, s'exclame la veuve de plus belle, pouvoir prendre comme ça des vacances dans des pays pareils. Vous savez, répond Ferrer un peu froissé, ce n'étaient pas vraiment des vacances. Voyage professionnel, n'est-ce pas. J'allais chercher des choses pour la galerie. Magnifique, réitère-t-elle avec fougue, et vous avez trouvé? Je crois que j'ai quelques petits objets, dit prudemment Ferrer, mais il faut encore voir, je n'ai pas d'estimation précise. J'aimerais bien voir tout ça, dit Martine Delahaye, vous les exposez quand? Je ne peux pas trop vous dire pour le moment, dit Ferrer, la date n'est pas encore fixée mais je pourrai vous envoyer un carton. Oui, dit la veuve, envoyez-moi un petit carton, promis? Oui, dit Ferrer, promis.
18
Pendant toute la période qui nous occupe, Baumgartner n'avait donc vécu que dans de confortables auberges, résidences et autres hôtelleries copieusement étoilées dans les guides. En juillet, par exemple, il avait passé quarante-huit heures à l'hôtel Albizzia où il était descendu en fin d'après-midi. Quatre cent vingt francs petit déjeuner compris, la chambre n'était pas trop mal à première vue: un peu grande mais heureusement proportionnée, une clarté veloutée s'y glissait par une baie de format 16/9 dentelée de rosiers grimpants. Tapis d'Anatolie, douche multifonctionnelle, vidéos erotiques à péage, couvre-lit fauve et perspective sur un petit parc peuplé d'étourneaux sansonnets, boisé d'eucalyptus en otage et de mimosas d'importation.
Si les étourneaux assourdissants, ayant installé leurs nids sous les tuiles de l'Albizzia, dans un trou de muraille ou d'eucalyptus, s'exprimaient comme toujours par sifflements, grincements, cliquetis et parodies de confrères, ils semblaient avoir également enrichi leurs chants: s'adaptant à l'environnement sonore de nos jours, non contents d'intégrer à leur répertoire les sons des jeux électroniques, les klaxons musicaux, les jingles des radios privées, ils y avaient maintenant adjoint le cri du téléphone portable par lequel Baumgartner, comme tous les trois jours, avait appelé le Flétan avant de se coucher tôt avec un livre.