Elle était assez semblable à la précédente mais une fois et demie plus grande car à trois lits. Moins d'appareils médicaux l'encombraient, ses murs étaient d'un jaune très clair et la fenêtre ne donnait plus sur aucun arbre mais sur un médiocre immeuble de briques. Les voisins de Félix Ferrer étaient à sa gauche un solide Ariégeois au physique de pilier, apparemment en pleine forme et dont Ferrer ne comprendrait jamais ce qui lui valait d'être là, à sa droite un Breton plus chétif aux allures d'atomiste hypermétrope, toujours plongé dans un magazine et souffrant d'arythmie. Il n'arrivait pas très souvent qu'on vînt les voir, deux fois la mère de l'arythmique (conciliabules chuchotes inaudibles, aucune information), une fois le frère de l'Ariégeois (commentaires très sonores d'un match exceptionnel, très peu d'information). Le reste du temps, les rapports que Ferrer entretiendrait avec eux se limiteraient à des négociations sur le programme commun et le niveau sonore de la télévision.
Hélène revenant quotidiennement le visiter, Ferrer continuait de ne pas se montrer spécialement accueillant avec elle, sans manifester le moindre bonheur quand elle poussait la porte de la chambre. Non qu'il eût quoi que ce fût contre elle, mais il avait la tête ailleurs. Dès la première apparition de la jeune femme, par contre, les voisins de chambre avaient paru frappés. Puis, les jours qui suivirent, ils la regardèrent chaque fois avec plus de convoitise, chacun à sa manière – frontale et volubile en Ariège, allusivement oblique dans le Morbihan. Mais l'appétence même de ses voisins ne parvint pas à agir mimétiquement sur lui comme c'est parfois le cas – vous savez ce que je veux dire; vous ne désirez pas spécialement une personne dont une deuxième personne, la désirant à votre place, vous donne l'idée voire l'autorisation voire l'ordre de désirer la première, ces choses-là se produisent quelquefois, cela s'est vu, mais là non, ça ne se voyait pas.
En même temps c'est assez pratique, quelqu'un qui veut bien s'occuper de vous, ça peut faire quelques courses, ça vous apporte spontanément la presse du jour que vous repassez ensuite au Breton. Les fleurs seraient-elles autorisées dans le service, peut-être en apporterait-elle aussi. A chacune de ses visites, Hélène s'informait de l'état de Ferrer, examinant d'un œil professionnel les courbes et les diagrammes suspendus au montant du lit, mais le champ de leur conversation n'excédait pas cet horizon clinique. Mis à part ses anciennes activités professionnelles, jamais elle ne laissait échapper un mot concernant son passé. Les notions évoquées plus haut d'héritage et de pension alimentaire, pourtant potentiellement riches sur le plan biographique, ne firent ainsi l'objet d'aucun développement. Il n'arriva jamais non plus que Ferrer eût envie de lui raconter sa vie qui, ces temps-ci, ne lui paraissait pas tellement racontable ni enviable.
Hélène, les premiers temps, vint donc chaque jour comme si c'était son métier, comme investie d'une mission de visiteuse bénévole, et quand Ferrer commencerait à se demander ce qu'elle voulait au juste, il n'oserait évidemment pas lui poser la question. Elle était neutre et presque froide et, bien qu'elle parût parfaitement disponible, ne laissait aucune prise à rien. D'autant que la disponibilité n'est pas tout, qu'elle ne suscite pas forcément le désir. Et de toute façon, Ferrer fatigué redoutant surtout sa ruine, craignant moins les médecins que les banquiers, se trouvait dans une inquiétude flottante qui n'incitait pas à séduire. Certes il n'est pas aveugle, certes il voit bien qu'Hélène est une belle femme, mais il la considère toujours comme à travers une vitre à l'épreuve des balles et des pulsions. Ce ne sont qu'échanges un peu abstraits ou très concrets qui ne laissent pas de place aux affects, qui verrouillent les sentiments. C'est un peu frustrant, en même temps c'est assez reposant. Bientôt elle dut sans doute l'admettre elle-même car elle espaça ses visites, ne passant plus qu'un jour sur deux ou trois.
Mais au bout de trois semaines comme prévu, quand il est question pour Ferrer de rentrer chez lui, Hélène lui propose de s'occuper de son départ. Cela tombe un mardi en fin de matinée, Ferrer est un peu faible et grelotte sur ses jambes, son petit sac à la main. Elle paraît, on prend un taxi. Et lui encore, incorrigible, malgré la compagnie silencieuse d'Hélène sur la banquette arrière, voici qu'il se remet déjà à regarder les filles sur les trottoirs par la vitre du taxi jusqu'à ce qu'on l'ait ramené chez lui, ou plus précisément devant chez lui, où Hélène n'entre pas. Mais ne serait-ce pas la moindre des choses qu'il l'invite à dîner dès le lendemain ou le surlendemain, dans la semaine, je ne sais pas, moi, il me semble que ça se fait. Ferrer en convient. Donc disons demain, autant régler ça au plus vite, et puis on doit chercher ensuite dans quel restaurant on pourrait se retrouver: après quelques hésitations, Ferrer lui en propose un qui vient de s'ouvrir vers la rue du Louvre, juste à côté de Saint-Germain -l'Auxerrois, je ne sais pas si vous connaissez. Elle connaît. Donc à demain soir?
27
Mais d'abord, le lendemain matin, Ferrer reprit ses activités. Elisabeth, qui avait rouvert la galerie l'avant-veille, l'informa du peu de choses advenues en son absence: peu d'arrivages d'œuvres nouvelles et peu de courrier, pas de messages téléphoniques, aucun fax, nul e-mail. Stagnation normale en saison creuse. Les collectionneurs habituels ne s'étaient pas encore manifestés, tous devaient être encore en vacances excepté Réparaz qui venait d'appeler pour prévenir de sa visite et justement tiens, la porte vitrée s'ouvre et le revoici, Réparaz, comme toujours tout en flanelle bleu marine avec ses petites initiales brodées sur le flanc de sa chemise. Un moment qu'on ne l'avait plus vu.
Il arriva, serra les mains en s'exclamant comme il se trouvait bien du Martinov acheté en début d'année, vous vous souvenez, le grand Martinov jaune. Bien sûr, dit Ferrer. Ils sont tous plus ou moins jaunes de toute façon. Et vous avez de nouvelles pièces, depuis? s'inquiéta l'homme d'affaires. Bien sûr, dit Ferrer, quelques petites choses, mais je n'ai pas encore eu le temps de tout accrocher, n'est-ce pas, je viens de rouvrir. La plupart de ce qui est là, vous l'avez déjà vu. Je vais quand même jeter un coup d'œil, déclara Réparaz.
Qui se mit à circuler dans la galerie d'un air soupçonneux, déplaçant ses lunettes sur l'arête de son nez ou mordillant leurs branches en passant rapidement devant la plupart des œuvres et finissant par s'immobiliser devant une grande huile sur toile marouflée 150 x 200 représentant un viol collectif, accrochée au début de l'été dans un gros cadre en fer épaissement barbelé. Au bout de vingt secondes de contemplation, Ferrer le rejoignit. Je pensais bien que ça vous parlerait, dit-il. Il y a quelque chose.
Ça, oui, peut-être, fit pensivement Réparaz. Ça, je crois que j'aimerais bien le mettre chez moi. Evidemment c'est un peu grand maïs ce qui me gêne surtout, c'est le cadre. Est-ce qu'on ne pourrait pas changer le cadre? Attendez une seconde, dit Ferrer, vous avez vu que l'image est un petit peu violente, quand même, vous convenez que c'est un petit peu brutal. Ce cadre, l'artiste l'a justement fait faire spécialement pour ça, n'est-ce pas, parce que ça fait partie du truc. Ça fait complètement partie du truc. Si vous le dites, dit le collectionneur. C'est évident, dit Ferrer, par ailleurs ce n'est pas cher. Je vais réfléchir, dit Réparaz, je vais en parler à ma femme. C'est aussi que le sujet, voyez-vous, elle est assez sensible. Comme c'est quand même un peu, je ne voudrais pas que ça la. Je comprends parfaitement, dit Ferrer, réfléchissez. Parlez-lui-en.