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La vie de Baumgartner qui était ces dernières semaines assez effilochée, silencieuse et feutrée comme un mauvais brouillard, connaît un peu d'animation avec l'apparition de ce motocycliste rouge. Cette présence et l'inquiétude qui en résulte le font se sentir moins seul, atténuant ainsi l'écho produit, dans les chambres d'hôtel, par chacun de ses gestes. Seuls liens au monde qui lui restent, ses coups de fil quotidiens à Paris adoucissent son isolement, c'est d'ailleurs téléphoniquement qu'il annonce son départ pour l'Espagne. Et puis de toute façon l'automne est bien là, dit-il, les soirées deviennent fraîches. C'est simple, il pleut tout le temps. Je serai mieux là-bas.

D'où il se trouve, soit aujourd'hui jeudi matin à Saint Jean-de-Luz, deux itinéraires s'offrent pour gagner l'Espagne. Soit l'autoroute 63 où la frontière consiste en arches et colonnes alignées, ponctuées de panneaux et d'emblèmes, vieux pointillés thermocollés jaunasses qui se décollent du bitume, guichets fermés car désaffectés, barrières perpétuellement levées sur trois fonctionnaires épars, inoccupés, vêtus d'uniformes indécis, tournant le dos au trafic en se demandant ce qu'ils font là. Soit on emprunte la nationale 10: c'est ce que Baumgartner choisit.

Par la 10, c'est à Béhobie qu'on passe la frontière, matérialisée par un pont sur la Bidassoa. D'énormes camions stationnent devant la dernière maison française qui est une banque, et la douane à présent consiste en casemates désolées et vandalisées, aux stores effondrés de guingois. Ce qui leur reste de vitres souillées cache un peu les gravats et les détritus qui encombrent et tout cela est navrant mais on ne va pas tarder à le démolir: vu l'état des installations, les autorités madrilènes ont avalisé la procédure lancée par la commune et ce n'est plus qu'une question de jours, les pelles mécaniques rongent leur frein en attendant l'arrêté de ruine immobilière et économique du site, puis on pourra signer le décret qui permettra de tout faire sauter.

Toute la zone, d'ailleurs, a déjà l'air d'un chantier. Nombre de maisons aux murs effondrés sont envahies par une végétation parasite qui a démesurément crû par leurs toits crevés. Quand les immeubles récents ne sont pas déjà murés, divers textiles et plastiques noirâtres pendouillent de leurs fenêtres. Cela sent la rouille acide et le ciel aussi est d'un ton de rouille ou d'excrément, à peine distinct derrière le charbon de la pluie. Quelques usines ont l’air détruites avant même leur dépôt de bilan, cernées par des tumulus de déchets, marquées par des échafaudages déserts et badigeonnées de slogans. Passé le pont, les véhicules garés n'importe comment attendent leurs conducteurs sortis acheter de l'alcool et du tabac détaxés. Puis, une fois qu'ils sont repartis, la route étranglée de feux rouges se convulsé en embouteillage chronique, ils progressent par saccades comme une toux.

Baumgartner fait comme tout le monde: il sort de sa voiture en courant sous la pluie, le col de son manteau ramené sur son crâne, vers les boutiques à moindre prix. L'une propose de petits chapeaux de pluie en nylon noir doublé d'écossais à trente-cinq francs qui tombent très bien: Baumgartner en essaie plusieurs. Le tour de tête 58 est trop petit, le 60 un peu grand, il achète donc sans hésiter ni l’essayer un 59 qui ne peut que faire l'affaire mais qui, après qu'il l'a essayé devant le miroir de courtoisie de sa voiture, a pourtant l'air de ne pas aller très bien non plus, mais trop tard et tant pis, la Fiat franchit la frontière sans encombre, Baumgartner respire un peu mieux après.

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d'objectif, la densité de l'air s'altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu'au soleil lui-même qui a une autre tête. Les oxydes rongent de manière inédite des panneaux routiers qui suggèrent une conception inconnue du virage, de la vitesse réduite ou du dos d'âne, certains d'entre eux demeurent d'ailleurs obscurs et Baumgartner se sent devenir quelqu'un d'autre, ou plutôt le même et l'autre, comme quand on vous a transfusé tout le sang. De plus, dès qu'il a passé la frontière, une brise douce inconnue en France s'est levée.

Trois kilomètres après l'ancien poste-frontière, un nouveau bouchon s'est formé. Un fourgon portant le mot POLICIA bloque la route en sens inverse, des hommes en uniforme noir filtrent le trafic et au-delà, tous les cinquante mètres, poitrine barrée par un pistolet-mitrailleur diagonal, d'autres en tenue camouflée surveillent le remblai. Baumgartner n'est pas concerné mais, trois autres kilomètres plus loin, alors qu'il progresse à vitesse modérée, un fourgon Renault bleu marine le dépasse. Au lieu de se rabattre, le fourgon se met à rouler à sa hauteur puis, d'une vitre baissée, surgit un bras roulé dans une manche de la même couleur et prolongé d'une longue main pâle dont les doigts effilés s'agitent lentement de haut en bas, pianotent dans l'espace en cadence, battent la mesure en désignant avec souplesse le bas-côté de la route vers quoi, calmement mais fermement, Baumgartner dans sa voiture est contraint de se garer.

Soumis à cette queue de poisson civilisée, Baumgartner actionne son clignotant en s'exhortant à ne pas transpirer, freine lentement puis s'immobilise. Une fois que le fourgon bleu l'a dépassé pour stopper en douceur à une dizaine de mètres de la Fiat, deux hommes en descendent. Ce sont des douaniers espagnols, ils sont souriants et rasés de près, leur chevelure a gardé tous les sillons du peigne, leur uniforme est très bien repassé, une chanson traîne encore sur leurs lèvres lorsqu'ils approchent de Baumgartner d'un pas dansant. L'un parle français presque sans accent, l'autre se tait. Douane volante, monsieur, dit celui qui parle, petite formalité, papiers de votre véhicule et papiers de votre personne et veuillez ouvrir, je vous prie, votre coffre.

Il faut moins d'une minute pour que le contenu de ce coffre, inspecté par celui qui se tait, paraisse sans intérêt: sac, effets de rechange, affaires de toilette. Le douanier qui ne parle pas le referme avec une délicatesse horlogère pendant que l'autre, identité de Baumgartner en main, se dirige sur les pointes vers le fourgon d'où il ressort trois minutes plus tard, sans doute après avoir téléphoné ou consulté un terminal. C'est parfait, monsieur, lui dit-il, veuillez agréer toutes nos excuses et tous nos remerciements pour votre collaboration qui nous honore et ne nous maintient que plus dans le respect absolu d'une morale de base indissociable de la mission qui nous est par bonheur confiée et à laquelle une vie ne peut se consacrer qu'absolument sans réserve même d'ordre familial (Oui, dit Baumgartner) et ce quel que soit l'obstacle dont l'importance et la brutalité quotidiennes mêmes exaltent et créent l'élan qui nous anime chaque jour pour lutter contre ce cancer qu'est l'infraction aux principes de l'octroi (Oui, oui, dit Baumgartner) mais qui me permet aussi parmi cent autres choses de vous souhaiter, au nom de mon peuple en général et de notre institution douanière en particulier, une excellente route. Merci, merci, dit Baumgartner égaré, mais ensuite il embraie de travers et d'abord il cale, puis il repart. Il a repris la route, maintenant, et l'automne est bien là en effet, pas mal avancé même puisque à l'instant le ciel est traversé par un vol de cigognes dans l'axe de la nationale. Elles migrent, ces cigognes, c'est la saison, elles font leur petit Potsdam-Nouakchott via Gibraltar annuel presque sans escale, en suivant fréquemment des tracés de routes existantes. Elles ne vont s'arrêter qu'une fois, pratiquement à mi-chemin, sur l'interminable ligne droite qui court d'un trait d'Algésiras à Malaga, cette route étant bordée de pylônes au faîte desquels une sage autorité a pris soin de faire aménager de vastes nids à gabarit de cigogne. Elles prendront là un peu de repos, le temps de souffler un peu, de craqueter entre elles un moment, de zigouiller rats et vipères autochtones, à moins qu'une bonne petite charogne, sait-on jamais – cependant qu'en amont les deux beaux douaniers espagnols pouffent en se regardant. Me parece, tio, dit celui qui parle à celui qui se tait, que hemos dado tiempo al Tiempo. Tous deux se tordent, la brise fraîchit.