Выбрать главу

C'est un secteur encore plus vide que partout ailleurs au milieu de l'été, et presque silencieux: les seuls bruits perceptibles y aboutissent sous forme de rumeur floue, de frémissements sourds, d'échos d'on ne sait quoi. Pendant l'année, à la rigueur, peuvent s'y promener deux couples âgés avec leur chien. Certains moniteurs d'auto-école ont aussi repéré cet endroit et se sont passé le mot, profitant du trafic nul pour y faire évoluer leurs élèves à moindre risque et parfois aussi, sa machine sur l'épaule, un cyclotouriste le traverse pour emprunter le petit pont qui franchit la Seine vers Ivry. De cette passerelle, on voit de nombreux autres ponts jetés en tous sens au-dessus des eaux. Juste en amont du confluent avec la Marne, un vaste complexe commercial et hôtelier chinois dresse son architecture mandchoue au bord du fleuve et de la faillite.

Mais il n'y a rien ni personne aujourd'hui. Rien qu'une fourgonnette frigorifique stationnée devant une des cellules de stockage, personne que le Flétan au volant de cette fourgonnette équipée d'un dispositif Thermo King. Baumgartner a garé la Fiat parallèlement au frigorifique et baissé sa vitre sans descendre de voiture: c'est le Flétan qui s'est extrait de la fourgonnette. Le Flétan a très chaud et le Flétan s'en plaint. La transpiration potentialise son apparence négligée: ses cheveux sont une masse grasse effilochée, les taches de sueur se superposent aux diverses mouchetures de son T-shirt publicitaire, des stries crasseuses parcourent son visage comme des avant-propos de rides.

C'est bon, a dit le Flétan, tout est là. Qu'est-ce qu'on fait? Tu les transportes, a répondu Baumgartner en lui tendant la clef du box. Tu empiles tout là-dedans. Tu veilles à manipuler délicatement les choses. C'est qu'avec cette chaleur, a rappelé le Flétan. Transporte, a répété Baumgartner.

Derrière son volant, sans quitter son siège et s'assurant en permanence que personne n'assiste à la scène, Baumgartner a enfilé une paire de gants de basane, souple et légère au porter, cousue au fil de lin, tout en supervisant le transfert des conteneurs dans la cellule de stockage. Il fait vraiment très chaud, pas un souffle de vent, le Flétan est en nage. Ses muscles décimés par les toxiques roulent quand même un peu sous le T-shirt et Baumgartner n'aime pas cela, n'aime pas regarder cela, n'aime pas aimer regarder cela quand même. Puis, son ouvrage achevé, le Flétan est revenu vers la Fiat. C'est bon, a-t-il dit. Vous voulez voir? Tiens, vous portez des gants. C'est le temps, a dit Baumgartner, c'est moi, c'est la chaleur. C'est dermatologique. Ne t'occupe pas. Tu as bien tout déchargé? Tout, a dit le Flétan. Attends que je vérifie, a dit Baumgartner qui est descendu de son véhicule et a inspecté le contenu de la cellule.

Puis il a relevé la tête en fronçant les sourcils. Il en manque un, a-t-il dit. Un quoi? a dit le Flétan. Un conteneur, a dit Baumgartner. Il y en a un qui n'est pas là. Vous rigolez, s'est exclamé le toxicomane. Ça faisait sept au départ et ça fait sept maintenant. C'est bon. Je ne crois pas, a dit Baumgartner. Vérifie voir au fond de la fourgonnette, tu as dû en oublier un.

Le Flétan a haussé dubitativement les épaules puis, comme il est remonté à l'arrière du frigorifique, Baumgartner a refermé promptement sur lui les portes de la fourgonnette. Voix étouffée du Flétan, d'abord rigolarde puis altérée, puis inquiète. Baumgartner a verrouillé les portes, contourné le frigorifique, ouvert sa portière et il s'est installé au volant.

Depuis l’habitacle, on n'entend plus du tout la voix du jeune homme. Baumgartner a fait glisser un petit volet situé derrière le siège du conducteur, débloqué un loquet puis ouvert le judas rectangulaire qui permet de communiquer avec le compartiment isotherme. Ce regard est de la taille d'un paquet de dix cigarettes: s'il permet de jeter un coup d'oeil à l'arrière, il est de taille trop réduite pour qu'on puisse y passer une main.

Voilà, a dit Baumgartner, c'est fini maintenant. Attendez, a dit le Flétan, qu'est-ce que vous faites? Ne déconnez pas, s'il vous plaît. C'est terminé, a répété Baumgartner. Tu vas à présent me foutre enfin la paix. Je ne vous ai jamais embêté, a niaisement observé le Flétan. Laissez-moi sortir, maintenant. Je ne peux pas, a dit Baumgartner, tu me gênes. Tu es susceptible de me gêner donc tu me gênes. Laissez-moi sortir, a encore dit le Flétan, sinon ça va se savoir et ça vous fera des ennuis. Je ne pense pas, a dit Baumgartner. Tu n'as pas d'existence sociale légale, comprends-tu. On ne se rendra compte de rien. Ça ne peut même pas intéresser les flics. Personne ne te connaît à part ton dealer qui n'a pas d'intérêt à les consulter. Comment veux-tu qu'on s'aperçoive que tu n'as plus d'existence du tout? Qui peut remarquer l'absence d'un inconnu? Allez, tiens-toi bien tranquille. Ça va aller très vite, juste un petit chaud et froid.

Mais non, a dit le Flétan, mais non, et puis arrêtez de pérorer, s'il vous plaît. Il a encore essayé de convaincre Baumgartner avant de paraître à court d'arguments. De plus, a-t-il tenté de faire valoir en désespoir de cause, c'est un procédé tellement banal, votre truc. On tue les gens comme ça dans tous les téléfilms, ça n'a vraiment rien d'original. Ce n'est pas faux, a reconnu Baumgartner, mais je revendique l'influence des téléfilms. Le téléfilm est un art comme un autre. Et puis bon, ça suffit maintenant.

Puis il a verrouillé hermétiquement le judas et, une fois qu'il a mis le moteur en marche, il a actionné le compresseur. On connaît le principe thermodynamique qui fait fonctionner un véhicule isotherme, et plus généralement tout réfrigérateur: dans les parois circule un gaz qui absorbe la chaleur contenue à l'intérieur. Grâce au petit moteur situé au-dessus de la cabine et grâce au compresseur qui permet la circulation de ce gaz, cette chaleur est transformée en froid. Par ailleurs il existe deux options de température pour les véhicules de ce type: + 5° ou – 18°. C'est cette dernière option que Baumgartner, par téléphone, a pris soin de retenir l'avant-veille.

23

La disparition des antiquités représentait évidemment une lourde perte. Le financement de l'expédition vers le grand Nord, dans laquelle Ferrer avait investi pas mal de fonds, se trouvait perdu et n'était que pur déficit. Et comme arrivait le moment – conjoncture très médiocre et saison creuse – où plus rien ne se vendait à la galerie, ce fut aussi celui que choisirent bien sûr les créanciers pour rappeler leur existence, les artistes pour réclamer le solde de leur compte et les banquiers pour faire part de leur inquiétude. Puis, quand la fin de l'été se profilerait, comme chaque année à cette époque ne tarderaient pas à se manifester toute sorte d'impôts, les menaces de redressement fiscal, les taxes et cotisations diverses, le renouvellement de bail accompagné de lettres recommandées du syndic. Ferrer commença donc de se sentir aux abois.

Avant toute chose il avait fallu porter plainte, bien sûr. Aussitôt le vol constaté, Ferrer avait appelé le commissariat du IXe et un officier de police judiciaire fatigué s'était présenté dans l'heure. L'homme avait constaté les dégâts, enregistré la plainte et demandé le nom de sa compagnie d'assurances. Eh bien justement, avait dit Ferrer, il se trouve que ces objets n'étaient pas encore assurés. Je m'apprêtais à le faire, mais. Vous êtes complètement idiot, l'avait grossièrement interrompu l'O.P., lui faisant honte de sa négligence et lui représentant que le destin des objets disparus était on ne pouvait plus aléatoire, microscopiques étaient les chances de les retrouver. Ce genre d'affaire, avait-il exposé, était peu souvent résolue vu la haute organisation du trafic des œuvres d'art: l'affaire aurait tendance, au mieux, à traîner en longueur. On allait voir ce qu'on pourrait faire, mais c'était très très mal barré. Je vais quand même vous envoyer quelqu'un de l'identité judiciaire, avait conclu le policier, voir s'il pourra trouver quelque chose. En attendant, bien sûr, vous ne touchez à rien.