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Or souvent dans ces conditions – sortie du restaurant, dernier verre -, un homme qui a pris soin de ne pas absorber d'ail, de chou rouge ou de trop nombreux derniers verres, entreprend d'embrasser une femme. C'est dans les mœurs, cela se fait mais pourtant, là encore, rien de tel n'advint. Et toujours pas moyen de savoir si Ferrer est intimidé, s'il craint d'être repoussé ou si c'est juste qu'il n'y tient pas plus que ça. Il n'est pas exclu, lui dirait Feldman qui a commencé la psychiatrie avant de virer cardiologue, pas exclu que l'infarctus puis l'hospitalisation aient provoqué chez toi un déficit narcissique momentané, sans rupture psychique radicale je te rassure tout de suite, mais potentiellement générateur d'inhibitions mineures. Déficit narcissique mon cul, lui répondrait Ferrer qui, se défilant devant l'étreinte, proposa quand même à Hélène, puisque tout cela semblait l'intéresser, de passer un de ces jours à la galerie.

Le jour où elle passa, en toute fin d'après-midi pluvieuse, plus de tailleur pétrole ou gris clair ni d'ensemble échancré, juste un chemisier blanc et un jean blanc aussi sous un imperméable un peu grand. On parla cinq minutes, Ferrer toujours pas très à l'aise commenta pour elle quelques œuvres (un petit Beucler et quatre monticules d'Esterellas), puis il la laissa continuer toute seule le tour de la galerie. Elle ignora les petits formats de Martinov, consacra beaucoup de temps aux photos de Marie-Nicole Guimard, posa deux doigts sur une des souffleries de Schwartz installée tout au fond puis ne ralentit qu'à peine le pas devant le viol collectif. Sans la quitter complètement de l'œil, Ferrer appuyé au bureau feignait de superviser avec Elisabeth la mise en pages du prochain catalogue Martinov quand, surgissant de nulle part: Spontini. Ah, dit gaîment Ferrer, Spontini. Où en sont les tempera?

Du fond de la galerie, Hélène crut comprendre que le nommé Spontini ne venait pas présenter son œuvre, ni tempera ni rien, mais ses doléances. Le mot contrat fut prononcé. Le mot avenant fut invoqué. Des pourcentages furent contestés. Trop éloignée pour suivre la conversation, Hélène parut soudain s'intéresser aux derniers travaux de Blavier accrochés derrière le bureau. Tu comprends que moi, disait Ferrer, j'ai une certaine idée de mon travail, j'estime qu'il vaut cinquante pour cent de l'œuvre. Si maintenant toi tu estimes que ça en vaut par exemple quarante, on ne va plus bien s'entendre. Je trouve ça trop, dit Spontini, je trouve ça énorme. Vraiment je trouve ça énorme. C'est démesuré. Je me demande franchement si je ne ferais pas mieux de traiter avec Abitbol, il n'attend que moi, Abitbol, je l'ai encore vu avant-hier au vernissage de Castagnier.

De toute façon, dit Ferrer avec lassitude, ce n'est pas la première fois que tu essaies de me faire ce genre de coup. Tu as profité de travailler dix ans avec moi pour connaître tout le monde et tu as vendu derrière mon dos, je le sais, pendant que tu exposais toujours ici. Alors je vais te dire, ça, quand on me fait ça, Abitbol ou pas, en principe c'est la porte. Non mais tu ne te rends pas compte. La difficulté du travail en France en ce moment. Mais, fit valoir Spontini, regarde avec Beucler. Après tout ce qu'il t'a fait, quand même il est toujours là.

Beucler, dit Ferrer, c'est très différent. Beucler, c'est tout à fait spécial. Rappelle-toi quand même, insista Spontini, il t'a arnaqué dans les grandes largeurs. Il t'a fait toucher dix pour cent sur une œuvre, Beucler, il a empoché quatre-vingt-dix pour cent et tout le monde l'a su dans le milieu. Et il est encore là, finalement, et tu es en train de monter ce projet pour lui au Japon. On me l'a dit. Je le sais, ça aussi, moi, tout le monde le sait. Beucler, c'est différent, répéta Ferrer, c'est ainsi. J'ai voulu rompre, c'est vrai, mais il est toujours là. C'est aussi irrationnel que ça. Ne parlons pas de ça, s'il te plaît.

En rupture de stock d'arguments, bientôt on ne parlait plus du tout, Spontini s'en était allé en proférant des grommellements filigranes de menaces, Ferrer haché de fatigue s'était laissé tomber dans un fauteuil, Hélène retournée voir le Schwartz lui souriait de loin. Il lui rendit un sourire étriqué tout en se relevant puis, venant vers elle: Vous avez entendu, je suppose que vous avez compris. Vous devez me juger abominablement. Non, non, dit Hélène. J'ai horreur de ce genre de situation, commenta Ferrer en se massant les joues, c'est le pire côté de ce métier. J'aimerais tellement pouvoir déléguer à quelqu'un dans ces cas-là. J'avais cet assistant, Delahaye, je vous en ai parlé, il commençait à s'occuper très bien de ça à ma place et puis il est mort, ce con. C'est dommage parce qu'il était bon, Delahaye, il était vraiment bon pour arrondir les angles.

Il se massait les tempes, maintenant, il avait l'air fatigué. Vous savez, dit Hélène, je n'ai pas grand-chose à faire en ce moment, je pourrais vous aider si vous voulez. C'est gentil, sourit tristement Ferrer, mais je ne peux vraiment pas accepter. Tout à fait entre nous, au point où nous en sommes, je n'arriverais pas à vous payer. C'est à ce point? dit-elle. J'ai eu quelques ennuis ces temps-ci, reconnut Ferrer, je vais vous raconter.

Il raconta donc. Tout. Depuis le début. Quand il eut achevé le récit de ses déboires, la nuit était tombée. Dehors, dans les hauteurs du chantier, les deux grues jaunes émettaient des clignotements situés à la poupe de leur flèche alors que dans le ciel passait un Paris-Singapour clignotant au même rythme à l'extrémité de ses ailes: ainsi, s'adressant des clins d'œil synchroniques terre-ciel, se signalaient-ils mutuellement leur présence.

28

Personnellement je commence à en avoir un peu assez, de Baumgartner. Sa vie quotidienne est trop fastidieuse. A part vivre à l'hôtel, téléphoner tous les deux jours et visiter ce qui lui tombe sous la main, vraiment il ne fait pas grand-chose. Tout cela manque de ressort. Depuis qu'il a quitté Paris pour le Sud-Ouest, il passe son temps à rouler au hasard au volant de sa Fiat blanche, véhicule simple sans option ni décoration, sans rien qui adhère aux vitres ni pende au rétroviseur. Il emprunte surtout les voies départementales. Un matin, c'est dimanche, il arrive à Biarritz.

Comme l'océan est fort et bouge vivement, comme c'est un dimanche de soleil brumeux très doux, les habitants de Biarritz sont sortis regarder les vagues. Ils se tiennent par rangs sur plusieurs étages, le long des plages mais aussi des terrasses, des jetées, des balcons, des éminences et autres promenades qui donnent sur l'océan musclé, ils sont alignés sur tout ce qui le surplombe et le regardent faire son numéro furieux. Ce spectacle hébété l'homme et le paralyse, il peut indéfiniment le contempler sans se lasser, pas de raison de s'arrêter – le feu aussi lui fait cet effet-là, la pluie quelquefois produit cet effet, l'inventaire des passants depuis une terrasse de bar peut le produire également.

A Biarritz, ce dimanche, près du phare, Baumgartner voit un jeune homme s'aventurer au plus près de l'océan, au bord extrême d'une avancée rocheuse, risquant de se faire absolument tremper par les bourrasques d'écume nerveuse qu'il esquive avec un déhanchement de torero. C'est d'ailleurs en termes taurins qu'il commente la puissance des vagues successives, salue (Ole) une explosion spécialement scénique, laisse venir (Mira mira mira) et gonfler (Toro toro) une vague prometteuse et grondante (Torito bueno) – tous encouragements, appels et citations que dans l'arène on adresse aux fauves. Puis après que la vague a sauvagement rué en tous sens, s'est disloquée en déflagrant, quand ce monstre en eau vient se coucher et mourir à ses pieds, le jeune homme, bras tendu et main levée comme pour immobiliser le temps, lui adresse le geste des matadors dans l'intervalle, parfois un peu long, où la bête estoquée demeure dressée pendant que la vie lui échappe avant de s'effondrer, souvent latéralement et perpendiculaire à ses pattes raidies.