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Il n'eut pas le temps de beaucoup argumenter: Ecoute, l'interrompit Ferrer, je vais te donner mon avis, maintenant. Tu ne travailles pas assez, voilà, ton travail n'a pas évolué. Tout à fait entre nous, ce que tu fais ne m'intéresse plus trop, tu vois. Ça veut dire quoi? s'inquiéta Spontini. Ça veut juste dire que ce n'est pas parce que tu as vendu à deux centres d'art et trois particuliers que tu existes, dit Ferrer. Pour moi, tu es zéro. Attends d'avoir des collectionneurs réguliers à l'étranger, là on pourra parler d'une carrière. Ça veut donc dire aussi que si tu n'es pas content, la porte est là.

Dans l'encadrement de cette dernière, en sortant de la galerie, Spontini manqua heurter un type d'une trentaine d'années, en blue-jeans et blouson qui ne composent pas tellement une tenue d'artiste, de nos jours, et encore moins de collectionneur, on eût plutôt dit une allure de jeune officier de police, et justement c'est ce qu'était cet homme: Vous vous souvenez de moi, dit Supin, je suis l'identité judiciaire. Je viens rapport à votre plainte.

Sans entrer dans tous les détails techniques, la situation selon Supin était la suivante. Une bonne nouvelle et une mauvaise, je préfère commencer par la mauvaise qui est qu'au microscope électronique, les analyses des prélèvements effectués dans l'atelier n'avaient abouti à rien. Mais, parallèlement à cela, la bonne était que dans les poches d'un cadavre décongelé, découvert par hasard et assez imparfaitement conservé, on avait trouvé parmi de vieux Kleenex raidis, froissés, compacts comme des galets plats ou des savonnettes en fin de carrière, un bout de papier portant un numéro mineralogique. Après qu'on avait identifié cette immatriculation, des recoupements permettaient de supposer que ce véhicule Fiat avait quelque chose à voir avec le vol déclaré par Ferrer. On le recherchait donc. Nous en étions là.

Ferrer fut tout de suite de bien meilleure humeur. Avant de fermer la galerie, en fin d'après-midi, il reçut la visite d'un jeune artiste nommé Corday. Celui-ci présenta des projets, des croquis, des maquettes et des devis de fabrication. Les fonds, malheureusement, lui manquaient pour réaliser tous ses objectifs. Mais c'est bon, ça, dit Ferrer, c'est très bon, ça me plaît beaucoup. Allez, on va faire une exposition. Non? fit l'autre. Mais si, dit Ferrer, bien sûr, bien sûr. Et puis si ça marche on en fera une deuxième. Alors on signe le contrat? s'imagina Corday. Calme, dit Ferrer, calme. Ça ne se signe pas comme ça, un contrat. Repassez me voir après-demain.

30

Entrés en vigueur en 1995, les accords de Schengen instituent, on le sait, la libre circulation des personnes entre les pays européens signataires. La suppression des contrôles aux frontières intérieures, ainsi que la mise en place d'une surveillance renforcée aux frontières extérieures, autorisent les riches à se promener chez les riches, confortablement entre soi, s'ouvrant plus grand les bras pour mieux les fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n'en comprennent que mieux leur douleur. Certes les institutions douanières demeurent, qui n'autorisent pour autant pas le pékin à trafiquer impunément ce qu'il veut, mais celui-ci peut à présent se déplacer sans attendre une heure aux frontières pour qu'on lui renifle son passeport. C'est ce que Baumgartner s'apprête à faire.

A force de sillonner le secteur, les moindres éco-musées, curiosités, panoramas et points de vue situés dans le coin inférieur gauche de la carte de France n'ont plus de secrets pour lui. Ces derniers temps il n'a plus quitté l'extrême pointe sud-ouest, jamais à plus d'une heure de la frontière comme si, passager semi-clandestin à bord d'un paquebot peu étanche, il se tenait toujours prudemment au plus près des canots de sauvetage, caché derrière une manche à air.

Mais Baumgartner, maintenant, n'a pas eu besoin d'apercevoir plus de trois fois en trois jours le même motocycliste vêtu et casqué de rouge pour décider de changer d'air. Cet individu lui est apparu une première fois dans le rétroviseur, au loin, sur une voie départementale sinueuse en pleine montagne, surgissant et disparaissant au fil des épingles à cheveux. Une autre fois, au péage d'une autoroute, non loin de deux motards noirs de la police, il a semblé que c'était bien le même appuyé à sa machine et mordant un sandwich – le casque ne semblait pas gêner l'aller-retour des maxillaires. La troisième fois, apparemment en panne au bord d'une nationale sous la pluie revenue, l'homme était accroché à un poste téléphonique d'urgence: passant à sa hauteur, Baumgartner a pris soin d'orienter les roues droites de son véhicule vers une profonde et vaste flaque. Il a ri de voir, dans son rétroviseur, l'homme sursauter sous la gerbe boueuse, il a été un peu déçu de ne pas le voir tendre le poing.

La vie de Baumgartner qui était ces dernières semaines assez effilochée, silencieuse et feutrée comme un mauvais brouillard, connaît un peu d'animation avec l'apparition de ce motocycliste rouge. Cette présence et l'inquiétude qui en résulte le font se sentir moins seul, atténuant ainsi l'écho produit, dans les chambres d'hôtel, par chacun de ses gestes. Seuls liens au monde qui lui restent, ses coups de fil quotidiens à Paris adoucissent son isolement, c'est d'ailleurs téléphoniquement qu'il annonce son départ pour l'Espagne. Et puis de toute façon l'automne est bien là, dit-il, les soirées deviennent fraîches. C'est simple, il pleut tout le temps. Je serai mieux là-bas.

D'où il se trouve, soit aujourd'hui jeudi matin à Saint Jean-de-Luz, deux itinéraires s'offrent pour gagner l'Espagne. Soit l'autoroute 63 où la frontière consiste en arches et colonnes alignées, ponctuées de panneaux et d'emblèmes, vieux pointillés thermocollés jaunasses qui se décollent du bitume, guichets fermés car désaffectés, barrières perpétuellement levées sur trois fonctionnaires épars, inoccupés, vêtus d'uniformes indécis, tournant le dos au trafic en se demandant ce qu'ils font là. Soit on emprunte la nationale 10: c'est ce que Baumgartner choisit.

Par la 10, c'est à Béhobie qu'on passe la frontière, matérialisée par un pont sur la Bidassoa. D'énormes camions stationnent devant la dernière maison française qui est une banque, et la douane à présent consiste en casemates désolées et vandalisées, aux stores effondrés de guingois. Ce qui leur reste de vitres souillées cache un peu les gravats et les détritus qui encombrent et tout cela est navrant mais on ne va pas tarder à le démolir: vu l'état des installations, les autorités madrilènes ont avalisé la procédure lancée par la commune et ce n'est plus qu'une question de jours, les pelles mécaniques rongent leur frein en attendant l'arrêté de ruine immobilière et économique du site, puis on pourra signer le décret qui permettra de tout faire sauter.