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Continuons d'avancer, maintenant, accélérons. Dans les semaines qui suivent, non seulement Hélène vient passer de plus en plus de temps rue d'Amsterdam, mais elle fréquente aussi la galerie de plus en plus souvent. Bientôt elle a un double des clefs de l'appartement, bientôt Ferrer ne renouvelle pas le contrat d'Elisabeth et c'est naturellement Hélène qui lui succède, héritant aussi des clefs de la galerie restituées par Suzanne devant le Palais de justice.

Hélène apprend assez vite le métier. Elle acquiert si finement l'art d'arrondir les angles que Ferrer lui confie, d'abord à mi-temps, l'essentiel des relations avec les artistes. Elle est chargée par exemple de superviser l'évolution du travail de Spontini, de remonter le moral de Gourdel ou de modérer les prétentions de Martinov. Ce rôle est d'autant plus nécessaire que Ferrer est très absorbé par la gestion des antiquités retrouvées.

Très vite et naturellement, sans même qu'il soit besoin d'en parler beaucoup, Hélène s'est installée rue d'Amsterdam puis, les affaires allant de mieux en mieux, bientôt c'est à plein temps qu'elle travaille à la galerie. Il semble que les artistes, Martinov en particulier, préfèrent avoir affaire à elle qu'à Ferrer: elle est plus calme et plus nuancée que lui qui, chaque soir rue d'Amsterdam, recueille le récit de la journée. Bien qu'on n'en ait jamais vraiment formulé le projet, cela se met à ressembler à une vie de couple. On les voit, les matins, devant son thé à elle et son café à lui, qui parlent chiffres et publicité, délais de fabrication, échanges avec l'étranger, qui finissent par baisser définitivement leur pouce en ce qui concerne le budget des plasticiens.

D'ailleurs Ferrer envisage maintenant de déménager. Cela devient tout à fait possible. Les objets trouvés dans la Nechilik ont engendré des bénéfices considérables et, par ailleurs, le marché se redresse à nouveau ces temps-ci, le téléphone s'est remis à sonner, les collectionneurs rouvrent un œil de saurien, leurs carnets de chèques jaillissent comme des gardons de leurs poches. La suppression des plasticiens n'a créé aucun manque à gagner cependant que Martinov, par exemple, décolle vers un statut de peintre officieclass="underline" on lui commande des halls de ministères à Londres et des entrées d'usine à Singapour, des rideaux de scène et des plafonds de théâtre un peu partout, son œuvre fait l'objet de plus en plus de rétrospectives à l'étranger, ça va, ça va bien. Beucler et Spontini, premiers surpris, se mettent aussi à consolider fermement leur audience et même Gourdel, sur qui plus personne ne misait, se remet à vendre un peu. Grâce à toutes ces charmantes liquidités, Ferrer juge que l'on peut, que l'on doit, que l'on va changer d'appartement. Il est parfaitement en mesure d'acheter, maintenant: on va donc se trouver quelque chose de plus grand, dans le tout neuf, un dernier étage en plein ciel qu'on achève de construire dans le VIIIe et qui sera prêt dans la première quinzaine de janvier.

En attendant que tous les détails de ce logement soient au point, on s'est mis à recevoir du monde rue d'Amsterdam. On organise des cocktails, des dîners, on y invite des collectionneurs comme Réparaz, qui vient sans son épouse, des critiques d'art et des confrères galeristes, un soir même on invite Supin qui, lui, vient avec sa fiancée. Pour le remercier de son concours, Ferrer lui offre solennellement une petite lithographie de Martinov qu'Hélène a convaincu de lui céder à bas prix. Supin, très ému, déclare d'abord qu'il ne peut accepter mais il finit par repartir avec son œuvre emballée sous le bras, sa fiancée sous son autre bras. On est au mois de novembre, l'air est sec et le ciel est bleu, c'est parfait. Quand on n'invite personne on va parfois dîner dehors, après quoi on passe prendre un verre au Cyclone, au Central, au Soleil, bars où l'on retrouve parfois des gens du milieu, les mêmes confrères galeristes ou critiques d'art qu'on a invités l’avant-veille.

Dans les semaines qui suivent, jusqu'à la fin du mois, il arrive à Ferrer de croiser par hasard, de près mais surtout de loin, quelques-unes de ses liaisons passées. Un jour il aperçoit Laurence en train d'attendre comme lui que le feu passe au rouge, à l'autre bout d'un passage clouté du côté de la Made leine mais Ferrer, qui se rappelle leur séparation en mauvais termes, préfère qu'elle ne l'ait pas vu et se déporte vers un feu voisin pour traverser. Un autre jour, place de l'Europe, il est subitement pris dans un effluve d'Extatics Elixir et le respire avec circonspection, mais sans pouvoir identifier celle qui l'abandonne derrière elle. Il n'est pas certain que ce soit Bérangère car les abonnées à ce parfum se sont multipliées, semble-t-il, ces temps-ci. Il s'abstient de suivre ce fil olfactif qu'il n'a de toute façon jamais aimé, il l'évite même en s'éclipsant dans la direction opposée.

Un soir même au Central, comme Ferrer est passé prendre un verre avec Hélène, Ferrer tombe sur Victoire qu'il n'a plus vue depuis le début de l'année. Elle n'a pas tellement changé d'allure même si ses cheveux sont plus longs et ses yeux plus distants, comme si leur objectif avait reculé pour embrasser un champ plus vaste, un long panorama. Par ailleurs elle a l'air un peu fatiguée. On échange trois propos bénins, Victoire paraît absente mais adresse à Hélène qui s'éloigne – je vous laisse un instant, dit Hélène – un sourire d'esclave libre ou de conquérante vaincue. Elle ne paraît pas au courant de la disparition de Delahaye. Ferrer lui en fournit, accompagnée d'un regard navré, la version officielle, puis il lui offre un verre de blanc sec et se retire derrière Hélène. Avec Hélène, à cette époque, Ferrer prépare tout en vue de leur installation: leur chambre commune et celle de chacun d'eux quand on préférera dormir seul car il faut tout prévoir, les bureaux et les chambres d'amis, la cuisine et les trois salles de bains, la terrasse et les dépendances. Plusieurs fois par semaine Ferrer va visiter le chantier presque terminé. Il marche dans le béton brut, respirant la poussière de plâtre qui s'imprègne au palais cependant qu'il prévoit les finitions et les peintures, couleurs de rideaux et rapports entre meubles, sans écouter l'agent immobilier qui choppe et trébuche parmi les poutrelles en dépliant des plans inexacts. Hélène, ces jours-là, préfère ne pas accompagner Ferrer dans ses visites. Restée à la galerie, elle s'occupe des artistes, notamment de Martinov qu'il faut surveiller de près car c'est si fragile, un succès, cela requiert une attention si constante, c'est un travail de chaque instant pendant que Ferrer, de la terrasse de son futur penthouse, regarde arriver les nuages. Ces nuages ont l'air mauvais, rangés et déterminés ainsi qu'une armée de métier. D'ailleurs le temps vient de changer brusquement comme si l'hiver s'impatientait, s'annonçant de très mauvaise humeur et bousculant l'automne de bourrasques menaçantes pour lui prendre sa place au plus vite, choisissant un des derniers jours de novembre pour vider bruyamment les arbres en moins d'une heure de leurs feuilles recroquevillées à l’étât de souvenirs. Climatiquement parlant, on est en droit de s'attendre au pire.

35

L'hiver était donc arrivé, et avec lui la fin de l'année, et avec elle son dernier soir en vue duquel, préventivement, tout le monde avait pris soin de s'inviter les uns chez les autres. Dans le temps, la perspective de cette soirée rendait toujours Ferrer un peu nerveux mais cette fois-ci non, pas du tout. Il s'était bien organisé, prévoyant d'emmener Hélène chez Réparaz où devait se donner une réception considérable: il y aurait là un monde énorme avec douze orchestres et quatorze buffets, trois cents célébrités issues de toutes les sphères et deux ministres au dessert, tout cela menaçait d'être assez divertissant.