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Le soir du 31, peu avant le journal télévisé, Ferrer exposait en souriant ce programme à Hélène lorsque on sonna à la porte et que se présenta le facteur, accompagné d'un aide-facteur, lesquels passaient pour les étrennes avec leur lot de calendriers représentant nécessairement des chiens à l'arrêt, des chats endormis, des oiseaux sur la branche, des ports de mer et des pics enneigés, bref l'embarras du choix. Bien sûr, dit Ferrer avec enthousiasme, entrez donc.

Hélène avait l'air d'accord pour se prononcer avec lui sur le motif du calendrier, on se décida pour deux bouquets recto-verso, un par semestre, puis Ferrer d'excellente humeur distribua aux facteurs le triple de leurs gratifications habituelles. Les postiers enchantés souhaitèrent au couple tout le bonheur possible, Ferrer les entendit commenter l'événement dans l'escalier tout en refermant la porte mais, cela fait, Hélène annonça qu'elle aurait quelque chose à dire. Bien sûr, dit Ferrer, qu'est-ce qui se passe? Voilà, dit-elle, il se passait que cette soirée chez Réparaz, au bout du compte elle aimerait mieux ne pas s'y rendre. Martinov organisait lui aussi quelque chose avec une douzaine d'amis dans son nouvel atelier, fruit de toutes ses ventes récentes et d'une surface mieux appropriée à sa cote actuelle et voilà, c'est plutôt là qu'elle préférerait aller. Si ça ne t'embête pas.

Pas du tout, dît Ferrer, comme tu veux. Bien sûr ce serait un petit peu délicat vu ses relations avec Réparaz mais il allait trouver quelque chose, il n'aurait aucun mal à se décommander. C'est-à-dire que non, dit Hélène en se détournant, ce n'est pas ce que je voulais dire. Réflexion faite, il vaudrait mieux qu'elle y aille toute seule. Et comme Ferrer poussait ses lèvres en fronçant les sourcils, écoute, dit Hélène en se retournant vers lui, écoute. Elle expliqua doucement qu'elle avait réfléchi. Que ce nouvel appartement. Tous ces meubles. Cette perspective de vivre ensemble avec tout ce ciel au-dessus d'eux, elle ne savait plus trop. Elle n'était pas très sûre d'être prête, elle avait besoin de réfléchir, il faudrait qu'on en reparle. Je ne dis pas qu'il faut laisser tomber tout ça, tu vois, je dis que je voudrais y repenser. Puis qu'on en reparle dans quelques jours. Bon, dit Ferrer en examinant le bout de ses chaussures neuves – neuves, depuis quelques semaines, toutes ses chaussures l'étaient -, bon, d'accord. Tu es gentil, dit Hélène, je vais me changer. Tu me raconteras comment c'était chez Réparaz. Oui, dit Ferrer, je ne sais pas.

Elle quitta la rue d'Amsterdam un peu tôt, jugea-t-il, pour ce genre de soirée. Resté seul et tournant un moment dans le séjour, ouvrant le téléviseur pour réteindre aussitôt, Ferrer maudit spontanément Feldman de lui avoir interdit de fumer. Puis il passa sans conviction trois ou quatre coups de fil qui, ce jour de fête, aboutirent sur autant de répondeurs téléphoniques. Plus très envie d'aller chez Réparaz qui, ayant sympathisé avec Hélène depuis qu'elle travaillait à la galerie, ne manquerait pas de s'étonner de son absence. N'ayant évidemment rien prévu d'autre pour la soirée, il était un peu tard pour improviser une solution de rechange. D'autant plus qu'ayant refusé d'autres invitations, téléphoner maintenant d'un ton désinvolte pour s'incruster en catastrophe paraissait délicat: là encore on irait s'étonner, lui poser des questions auxquelles il n'aurait pas la moindre envie de répondre.

Il dut repasser quelques coups de fil en quantité plus importante mais couronnés du même résultat. Il inséra un disque dans le lecteur de disques, baissa tout de suite le volume sonore puis changea de disque mais coupa le son avant de rallumer la télévision et de rester debout devant elle un très long moment, sans changer de chaîne ni comprendre ce qu'il en percevait. Il resta également debout quelques minutes devant le réfrigérateur ouvert, dans le même état de sidération et sans en retirer quoi que ce fût. Et puis deux heures plus tard, le voici qui descendait la rue de Rome vers la station de métro Saint-Lazare, d'où c'est direct vers Corentin-Celton. Les 31 décembre vers onze heures du soir, les rames du métro ne sont pas surchargées. Il n'est pas rare d'y trouver des banquettes entièrement disponibles au goût de Ferrer qui a bien conscience de choisir en ce moment, peut-être, la pire des solutions qui soient.

Ferrer sait que Suzanne, quittée depuis un an pile moins deux jours, est tout à fait experte en matière de jours de l'an. Il sait également qu'il s'expose au pire et que ce pire serait justifié, il sait encore mieux que Suzanne peut réagir très vivement à sa vue, que tout cela est extrêmement risqué. Cela relèverait même peut-être de l'opération suicide mais il semble que cela lui soit égal, comme s'il n'y avait rien d'autre à faire, je sais que c'est idiot mais je le fais. Et puis, sait-on jamais, peut-être aussi Suzanne a-t-elle changé, peut-être s'est-elle civilisée depuis leur première rencontre. C'est qu'elle a toujours été d'une violence néolithique et Ferrer se demande parfois s'il ne l'a pas abordée au seuil d'une caverne. Suzanne tenant une massue à la main, une hache de silex passée à la ceinture, elle était vêtue ce jour-là d'un tailleur en aile de ptérodactyle sous un trench-coat taillé dans de la paupière d'ichtyosaure, et casquée d'un ongle d'iguanodon façonné à son tour de tête. Cela n'avait pas été facile ensuite pendant cinq ans, il avait fallu beaucoup batailler, mais les choses avaient peut-être évolué, on verrait.

La maison, en tout cas, avait un peu changé d'aspect. Comme le bec-de-cane du portail, la boîte aux lettres était repeinte en rouge, son étiquette ne portait plus le nom de Ferrer ni le nom de jeune fille de Suzanne. Toutes les fenêtres étant illuminées, il semblait que le pavillon fût maintenant occupé par de nouveaux locataires en train de fêter la fin d'année. Ferrer déconcerté resta quelques minutes à côté du portail, sans la moindre idée de ce qu'il allait faire ni de ce qu'il avait envie de faire jusqu'à ce que la porte du pavillon s'ouvrît, libérant de la musique à fort volume en même temps qu'une fille qui demeura dans l'embrasure, sans avoir l'air de vouloir s'en aller, selon toute apparence pour prendre seulement l'air.

C'avait l'air d'une assez gentille fille qui, l'apercevant, lui fit un petit signe en souriant. Elle avait un verre à la main et dans les vingt-cinq ou trente ans, elle n'était pas si mal, elle avait un petit quelque chose de Bérangère en un peu moins bien, il n'était pas exclu qu'elle fût aussi légèrement ivre mais légèrement seulement, ce qui est la moindre des choses dans ce genre de soirée. Comme Ferrer demeurait tapi près du portail, elle lui adressa la parole, vous êtes un ami de Georges? Ferrer hautement embarrassé ne répondit pas tout de suite. Suzanne n'est pas là, par hasard? lui demanda-t-il enfin. Je ne sais pas, dit la fille, je n'ai pas vu de Suzanne mais peut-être qu'elle est là, il y a pas mal de monde, je ne les connais pas tous. Je suis la sœur d'un des associés de Georges, il vient d'emménager. La maison n'est pas mal mais il fait une de ces chaleurs, là-dedans. Oui, dit Ferrer, elle a l'air bien. Vous voulez entrer boire un verre? proposa gentiment la fille.

Derrière elle, par la porte ouverte, Ferrer apercevait l'entrée repeinte, d'autres meubles, un lustre inconnu, des images suspendues ou punaisées au mur qui n'auraient convenu ni à Suzanne ni à lui. Je veux bien, répondit-il, mais je ne veux surtout pas déranger. Pas du tout, dit en souriant la fille, entrez. Je suis désolé, dit Ferrer en s'approchant avec prudence, je n'avais pas du tout prévu ça. C'est un peu compliqué à expliquer. Pas grave, dit la fille, je suis moi-même là par hasard. Vous allez voir, il y a des gens assez marrants. Allez, venez. Bon, dit Ferrer, mais je ne reste qu'un instant, vraiment. Je prends juste un verre et je m'en vais.