— T’as pas l’air de te biler des masses, quand même, pour un type dans ta situation…
— J’attendais du monde, de toute façon.
— Du monde ?
— Les hommes de main à Tonton.
— Tu gagnes au change ! il rigole, l’orateur. Avec eux, ça fait un moment que tu serais répandu en bouillie sur le carreau.
Le muet ouvre la bouche ; enfin, il doit l’ouvrir, parce qu’il parle. Il parle comme dans une série B ; il écoute ce qu’il dit, il étudie et il trouve que c’est bon. Il déclare :
— Vous perdrez rien pour attendre, Simon. C’est pas des laxistes et les juges d’instruction, ils connaissent pas tellement. Perdez pas l’adresse de votre chirurgien, vous en aurez besoin vite fait si vous continuez comme ça.
L’orateur doit pas trouver le laïus à son goût, il coupe et l’autre la ferme. Pas la peine de demander qui c’est, le boss des deux. Il se retourne à peine, le clope au coin de la bouche. Même s’il voulait, il aurait une sale gueule de dur.
— Pourquoi tu es revenu ? il s’enquiert d’une voix lourde de réprobation.
— Affaires.
— Quel genre d’affaires ?
— Gardiennage, je souris. (Question sourire, il aime pas. Moi non plus. Il me fixe, le temps de se faire une idée, après, il m’annonce :)
— Tonton tient les deux sociétés de gardiennage du coin. Il vient encore d’engager du monde et il a acheté un fourgon blindé. Tu crois que ça va lui botter, ton idée ?
— Pas idée ! je ricane. Il est visible, Tonton ?
— Difficilement.
— Il va pas aimer du tout, déclare le muet.
On lui avait rien demandé.
Je rigole doucement, le temps qu’ils enregistrent.
Ils la bouclent tous les deux. Ils fixent la même fille, grande et mince, nuance pain d’épice, et qui joue au volley dans les bourrasques avec un string à la limite de la surface de réparation. Elle porte des tennis fatigués et ça atténue forcément un peu l’impact érotique.
— Je vais te dire un truc, Simon, tes combines, tes projets, on n’en a rien à foutre. Dans le coin, tu as fait ton temps depuis belle lurette. Comme on veut pas d’histoires, on t’a emmené faire une balade, mais correct, on t’a même rien mis dans la gueule. D’accord ? (D’accord, pas d’accord, je hoche la tête, ça ne mange pas de pain et j’attends la suite.) On t’a emmené rien que pour te dire, comme ça : « Laisse tomber. » Y a des tas d’endroits dans ce pays ou ailleurs où tu peux te refaire à l’aise, on s’fait pas de souci pour toi mais ici, t’es calciné… Complètement calciné, à peine tu mets les pieds par terre, tu tombes en cendres sur le trottoir.
Ça fait une longue tirade, même s’il a économisé sur le souffle en adoptant un tempo lent, assez bien balancé, faut dire, alors il s’offre une pause, et le muet attaque. Il ricane :
— Touche pas à Tonton, mec, tu y laisseras le peu de peau qui te reste sur les os.
Avant, il me vouvoyait, maintenant, il a pris de l’ampleur ou c’est que la représentation est terminée. De fait, il ouvre sa portière, il s’extirpe de la caisse.
J’en fais autant, au ralenti. Il tient la portière en matant la fille comme un malade. Quand je suis complètement déplié, j’examine avec perplexité le pétard que j’ai entre les doigts, un bon vieux Highway Patrolman quatre pouces. Le muet tourne machinalement la tête. Comme je tiens le feu, il peut croire que je lui braque dessus, on sait jamais, il se palpe sous le bras en regardant partout.
Il a une vilaine couleur bourbeuse, tout d’un coup, et la grande blonde lui est sortie de la tête. Je balance le calibre sur le siège avant droit, je reboutonne ma veste et je me marre :
— S’il compte sur des branques comme vous, Tonton, c’est qu’il a pris un vilain coup de vieux. Ou alors, c’est qu’il a que ça sous la main, le pauvre type…
— On te laisse ici ! crache le muet. Un convalo, ça a besoin d’exercice.
L’Alfa démarre sec, en chassant. Je sors un mouchoir et je m’éponge la nuque. Après, je prends tranquillement le chemin de la ville. Le ciel est noir, le lac ardoise et le vent tourbillonne. En passant près de l’eau, je balance l’étui à cigarettes. Le premier éclair me cueille cent mètres plus loin, mais j’en ai rien à foutre. Les deux charlots pouvaient pas le savoir : j’aime l’orage…
9
Pierrot…
Pierrot, c’était un morceau du passé, de ceux qu’on essaie toujours de pas se rappeler ; il créchait avec Moon, dans le temps, ils avaient une baraque pas loin de la zone de Moon, c’était pour ainsi dire sa mère, une grande femme qui écaillait des huîtres à la terrasse du Central Bar, une femme à la figure triste avec un long nez, interminable comme un jour sans télé, presque aussi long que ses longues jambes minces et allez savoir pourquoi elle s’obstinait à s’habiller sexy, avec ses minis et ses grandes mains qui sentaient toujours un peu la marée, des nostalgies grandes et vides comme la Concorde, et pourquoi aussi elle servait de paillasson à pas loin de la moitié des crevards de la zone, allez savoir…
Pierrot bossait en usine, plus ou moins.
Il grattait aussi un peu de la guitare, forcé, une vieille Ibanez de récup’, il écrivait des trucs presque sur du P.Q., des histoires pleines de nuages dingues, tout le monde disait qu’il avait tendance à se défoncer mais il faisait chier personne : quand il y avait besoin d’un chouffe, ou d’un chauffeur, ou d’un quatrième ou d’un cinquième sur un coup, il disait d’accord et il montait avec les autres.
Je dis pas qu’il regrettait pas un peu la gratte, ou ses putains de nuages, mais il montait sur le coup, c’était toujours plus ou moins foireux, il ramassait mille ou quinze cents balles et il les filait à Moon, histoire de dire pour le loyer. Le reste du temps, on savait pas : il se shootait, il avait ses chats mais pas dans le genre dame patronnesse, des greffiers tous plus maigres, tous plus tarés les uns que les autres, des raclures de barrière, de la merde pas décorative, même des bancals, ils avaient la pièce du haut où il pieutait, celle qui donnait sur les jardins ouvriers, ils allaient et ils venaient comme il leur laissait la fenêtre ouverte et il y en avait toujours des nouveaux, même un vieux borgne, un coup, lamentable…
On l’avait appelé Socrate, ce con.
J’aurais pu le faire dix fois, quinze fois, Pierrot, tellement il s’embringuait dans des trucs à la noix, des combines à la mords-moi-le-pneu, tellement il était branque, mais je l’ai jamais fait et tant pis pour les autres connards qui ont profité de la charrette pour se tirer les flubes, je montais dans sa piaule, je tapais, j’avais toujours un sac plastique de supermarché, j’apportais du carburant pour nous deux et Moon, des boîtes pour ses greffiers ou de la bidoche, ça dépendait, on attendait que la nuit tombe, il tirait de temps en temps des accords de sa passoire, des harmonies pensives, on se tapait des bières…
Il avait pas de fille, rien qu’une petite tabby efflanquée qui pieutait contre lui quand il faisait trop froid dehors et un jour qu’on était encore plus pleins que d’habitude, il m’a avoué que c’était elle, sa reine, celle qui lui racontait tout sur les nuages, le vent et la ville autour et que sans elle, il avait jamais valu un pet de coucou, de toute façon.
Quand je suis tombé, forcément, les autres ont essayé de faire Moon et Pierrot. Moon, avec ses mains esquintées et sa tronche cafardeuse, elle avait rien à se reprocher, même pas un petit recel, rien. Pierrot, il y avait la horse et ça leur aurait vachement plu qu’il leur raconte qu’on s’envoyait en l’air, les deux, même qu’ils auraient été compréhensifs pour la came. C’est vrai, quoi ? Deux mecs tout seuls des heures, un poulet et un petit casseur, ça se comprenait, même qu’il pouvait dire que je l’avais forcé pour lui filer un condé, après.