— Comment tu vas rentrer à ta boîte ? je lui demande.
— On est à deux pas de la gare, je vais prendre un taxi.
— Tu as des ronds ?
Elle sort des billets de dix sacs de sa poche de jean, me retape une cigarette. Je remets la bouteille de bourbon dans son sac en papier. Myriam est vachement lourde contre moi, et ça fait dix minutes qu’elle n’a rien dit. Je lui touche un peu l’épaule et elle rit doucement. C’est marrant, la lumière s’éteint dans l’allée et on reste là une seconde tous les trois, sans rien dire, à écouter le silence, peut-être. Moi je pense à ma gueule esquintée, à ce que j’étais avant : un grand beau type bien bâti, peut-être un peu le genre bellâtre, je sais pas, maintenant…
— Tu montes cinq minutes ? je propose à notre chauffeur.
Cinq minutes, pas plus, elle décide.
Dans l’ascenseur, j’ai le sac en Skaï de chez Pierrot, la bouteille, les deux mains prises, une vague envie de dégueuler à cause de tout un tas de conneries, je sais même pas le prénom de l’autre fille, je sais rien, sauf qu’elle a un cul super, fabriqué en grain de raisin dans du tissu moulant, nom de dieu ! Je lui demande et elle me dit, le dos tourné :
— Tokyo. Ça te va, Tokyo ?
— Ça me va. Pourquoi Tokyo ?
— Pourquoi pas ?
La cabine s’arrête sec, en coup de reins. On sort dans vingt centimètres de moquette parme, il y a de l’alu brossé partout, elle se retourne et elle ricane pendant que je sors les clés :
— Il t’aurait fallu combien de temps, poulet, pour t’acheter un truc comme ça ? Combien de siècles ?
Elle a un sourire mince et dur, à rayer une vitre sur toute la longueur. On rentre et elle allume partout. Je laisse retomber la main que j’avais sur la ceinture. Presque rien dans les trois pièces, mais un presque rien haut de gamme ; du Knoll International, des cuirs et de la haute laine, une chaîne B & O, la grande classe, un lit ras du sol, un paddock à peine moins vaste qu’un terrain de basket, une salle de bains en laque noire…
Tokyo est derrière moi.
— Tu veux un verre ?
Je me retourne. C’était pas la question qu’elle voulait poser. Je la regarde, à travers la fumée de cigarette, la gueule de travers.
— Un verre ? Ouais…
Elle hésite, elle se tire, je la reprends au coude, mais sans violence, sans dureté, sans rien. Je l’attire pas, simplement je la remets dans l’axe. C’est le moment où il faudrait trouver quelque chose de pas trop con à dire, mais je trouve pas. Je pourrais lui dire merci, mais ça n’aurait pas de gueule. Je pourrais lui dire qu’elle s’en est tirée mieux qu’un mec, mais ça n’aurait aucun sens, certains types, c’est vraiment pas des points de comparaison valables.
Elle me regarde en face, tranquille, elle attend.
— Myriam, je dis.
Elle attend encore. Comme rien ne vient, elle lève la main. Elle est vachement grande, avec ses talons. Elle pose la main contre sa joue, avant que j’aie eu le temps de faire quoi que ce soit et elle la laisse. Après, elle a à nouveau sa grimace amère. Elle secoue la tête, comme si ça avait du mal à passer :
— Elle attendait un homme dans ton genre. Je dis pas qu’on n’a pas eu de bons moments, les deux, mais ça lui suffisait pas tout à fait. Elle disait rien, mais elle attendait.
Je lui prends le poignet, doucement. C’est plus de notre âge, toutes ces conneries. Un homme de mon genre… J’avais ma chance, dans le temps, et je l’ai gâchée. Je recentre sur Verlaine, Tony et le bahut, il y a dix ans, j’essaie de me rappeler, je revois l’autoroute et les deux bagnoles, la gueule du riot-gun et les deux compteurs du tableau de bord de ma BM, le compte-tours qui grimpait…
— Quel genre, Tokyo ?
— Ton genre.
— Mon genre…
Je me retourne, je m’appuie des deux mains au lavabo, je regarde l’image que me renvoie la glace, je me balance doucement d’avant en arrière, d’arrière en avant. Je crois que je rigole, ou je fais un bruit qui y ressemble. Elle bouge derrière moi. Je me marre, mais la face devant moi a seulement un trou gros comme le poing à la place de la bouche, un trou noir.
— Mon genre…
Elle pose la main sur mon épaule pour dire c’est fini. C’est fini. J’ai vachement besoin d’un verre, ou de plusieurs, je me passe la main sur la figure. C’est marrant, elle a la main comme Moon, à la fois ferme et légère. Je me retourne, parce qu’on vit pas indéfiniment le dos tourné. Une grande femme, le visage attentif et lucide, avec un sous-pull et un costume jean, dix fois, cent fois la taille et la pointure à Tonton. J’ouvre la main droite en l’air, elle ouvre la sienne, comme si on se préparait un bras de fer, paume contre paume…
C’est pas un bras de fer. Elle me dit :
— Garde-la, Simon. Fais gaffe à elle, tout le temps qu’elle aura besoin.
Elle serre, incroyablement fort. Je serre. Je sais pas ce qu’elle voit sur ma gueule dévastée, mais je sais ce que je vois dans ses yeux, une douleur dingue, noire comme du goudron, une haine…
On prend un verre dans le living. Myriam a trouvé les disques ; elle choisit sans se presser. J’ai tombé le blouson et j’ai enlevé l’étui et le .38. Tokyo a entrouvert la baie coulissante et il fait frais. On entend les annonces de la gare. Une bagnole remonte la rue. Pierrot est mort. À tous les coups il fera beau demain. Je m’emmêle un peu les crayons, je vais au balcon. Il y a un globe de lumière opale au-dessus de la ville, avec des nuances orange et des pans de noir profond, des éclairs vaguement bleutés à cause des caténaires et les projos crus de la gare, aussi immuables et puissants que ceux qu’on vous fout dans la gueule pour vous aider à vous mettre à table, dans certaines maisons bien.
Je rentre et Tokyo se lève : elle va faire la fermeture. On l’entend appeler l’ascenseur, la porte qui coulisse, la machinerie qui ronronne. Myriam est assise au bord du divan. Elle me regarde, les mains aux genoux. Entre ses yeux et les miens, je mets le verre.
— Simon, elle dit à tâtons. Simon.
C’est un peu comme si elle essayait un truc, un genre de « Sésame ouvre-toi », et qu’elle ait vaguement un peu peur que ça marche pas. Elle a mis une cassette de je sais pas quoi, pas très fort. Je torche mon glass, mais c’est pas une bouée de sauvetage. De la main à plat, elle tapote le coussin à côté d’elle. Je m’en approche en crabe, comme si elle risquait de mordre.
11
À ma montre, il va être deux heures et je me demande ce qu’on a foutu de tout ce temps. Je m’assois quand même, de travers, je sais plus de qui j’ai vraiment peur : d’elle, ou de moi, ou des deux. Si elle n’avait pas été là, j’aurais mis une balle dans la tête à Tonton, juste en plein front, là où on se tape avec la main quand on a complètement oublié de se souvenir de quelque chose et qu’on s’en rend compte, généralement un peu trop tard, je l’aurais buté et maintenant j’aurais les flics au cul, les flics et ses copains.
Si elle n’avait pas été là…
Elle me prend le poignet, elle enlève le verre. Dans mes veines, c’est comme un thermomètre en ébullition. Elle pose le verre à nos pieds, elle s’approche encore. C’est incroyablement fort, je m’aperçois seulement qu’elle porte un pantalon en Skaï noir trop juste qui la moule comme une statue, une espèce de boléro vulgaire et un sweat-shirt en coton noir très fin avec rien dessous, de quoi crever d’une overdose de fantasmes, et en plus, il y a ses yeux et sa bouche d’idole païenne, ses yeux aveugles qui voient en dedans, de quoi se taper la tête contre les murs, son visage…
Elle emmêle ses doigts avec les miens. J’ai dû trop écluser, ces temps-ci ; j’essaie de prendre du champ, de la distance, mais macache, elle a les doigts frais et brûlants, l’air vachement sérieux, elle me pousse avec son épaule et ses seins, je sais pas comment. Du champ, mon cul.