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Je déconne dans son oreille, doucement :

— Ça, c’est pas dans le contrat.

Elle a une voix sourde, grave, je vois pas sa figure. Elle me dit en me touchant avec les lèvres :

— Gâche pas tout.

— C’est quand même pas dans le contrat.

— Je te plais pas, c’est ça ?

Je rigole, mais c’est pas un rire chouette, c’est un rire d’arrière-garde. Elle se redresse, je la sens qui se lève du divan. Elle éteint la lumière. Dans la pénombre, devant moi, elle murmure :

— Déshabille-moi.

À ma montre, il est six heures vingt et un tordu gratte à la porte. Un tordu, à cette heure, neuf fois sur dix, c’est un poulet, sauf que j’ai jamais vu un flic prendre des gants : il sonne carrément et tant pis pour les voisins. La gosse dort en chien de fusil, son bras en travers de ma taille. J’ai de la limaille de fer sous les paupières, la gorge en carton d’emballage et du mou dans la direction.

J’enlève le bras, je me lève.

On gratte encore un peu. J’enfile mon pantalon, je cherche pas les chaussures et je vais à la porte, sans bruit. J’aurais vachement besoin de café pour décoller les soupapes. Tokyo n’a pas pensé à mettre un judas et c’est bien dommage.

Je tourne le verrou, j’entrouvre…

Je m’attendais pas à une entrée en force, je m’attendais à rien en définitive, je sais seulement que le jour se lève et qu’il fait frais, qu’on a dû faire fort chez Tonton la veille au soir, que je devrais arrêter de boire, parce que dans mon job, c’est le ticket pour les emmerdes…

La porte pivote sous la poussée, au ralenti. Je fais un pas en arrière ; j’ai juste le temps de plier les genoux, de pencher un peu le buste ; elle se répand sur mon épaule et on fait un pas de deux assez grotesque. J’assure sous les aisselles, je pivote et sa tête roule contre ma figure ; je recule et elle suit le mouvement, ses pointes de pied à dix heures dix. J’arrive à refermer la porte derrière moi, je sais pas comment.

Elle, c’est Tokyo.

Je l’emporte sur le divan. Elle a la figure plus grise que le petit matin, les ailes du nez violacées et la bouche noire et ça doit rien au maquillage. Elle me regarde, de l’autre bout du quai ; j’entrouvre sa veste de jean. En dessous, elle porte une chemisette lavande. Elle a le flanc gauche empesé de sang.

— Tokyo, je dis doucement. Qui, Tokyo ?

Elle fait un effort, elle me regarde, mais c’est un effort nonchalant, comme si elle était vraiment trop fatiguée, que ça avait plus tellement d’importance. Elle a une main sur le sang, je lui enlève les doigts, j’ouvre la chemisette, elle bouge les doigts pour dessiner quelque chose dans l’air, quelque chose de mince et de confus, de longues algues au fil de l’eau.

— Tokyo, dis-moi qui…

Deux orifices d’entrée, pas du gros : 6,35 ou .22, bien groupés, mais c’est pas difficile de grouper deux impacts à bout touchant. Elle fait un vilain bruit de soufflet ; on sent qu’elle se bat, qu’elle s’accroche, mais il y a des ratés. Ce qui m’inquiète, c’est son masque gris. Je l’assois ; elle redresse la tête et je mets mon oreille contre sa bouche, mais c’était pour respirer et une bulle rosâtre crève au coin de ses lèvres.

Je vais me lever, appeler Myriam. Elle m’accroche le poignet, ses yeux me cherchent, ils me trouvent. Elle est déjà à l’autre bout de la gare, très loin ; je sais pas si elle me voit vraiment ou si elle aperçoit seulement une silhouette dans la lumière. Elle fait un effort, j’essaie de comprendre, mais c’est presque impossible ; elle bouge les lèvres, une seule syllabe, une seule syllabe, un mot court, elle remue la tête pour s’endormir.

Un mot court.

— Flics ? je dis. Les flics ?

Elle tousse et du sang lui coule de la bouche. Je la tiens. Elle me regarde en face, ses yeux dans les miens, ça dure une seconde ou deux et je comprends que c’est oui pour flics, mais les flics je m’en fous, je veux savoir qui lui a tiré dessus. Je le lui demande, elle me regarde et tout d’un coup, dans ses yeux, c’est comme une lumière qui s’éteint dans une trop grande pièce sombre ; je la sens frémir comme un grand arbre, un grand peuplier qu’on déracine…

Quand je la couche sur le divan, elle se laisse faire. Pendant un moment, elle va encore se laisser faire et après elle ne se laissera plus faire, elle sera dure comme du bois, et encore après…

À elle non plus, je fais pas de promesse. Je lui mets les mains sur la ceinture, je cherche quelque chose pour la figure et je trouve rien. Je passe à côté réveiller Myriam.

— Une tuile…

Elle se lève, va voir sans rien sur le dos.

Je la laisse cinq minutes, me fringue en vitesse, refixe l’étui dans la ceinture, vérifie le barillet du revolver. Dans la rue, je repère une 604 rangée à la va-comme-je-te-pousse devant l’immeuble. La portière du conducteur est entrouverte, le cligno tape régulièrement.

Juste en face de la descente de garage, du bon côté de stationnement, il y a une autre grosse bagnole, une Rover ancien modèle. Je vois l’épaule et la manche du type au volant et la face du passager arrière gauche levée vers l’immeuble. Deux ou trois types, peut-être quatre…

J’ai jamais vu de poulets en Rover, même ancien modèle. Vite fait, je ramasse les affaires qu’on a laissées autour du lit. Myriam revient, toujours aussi nue.

— Elle est morte, elle annonce d’une voix qui me fait froid dans le dos. « Elle a les yeux secs et ses mains ne tremblent pas. » Y a longtemps ?

— Non.

— Comment je m’habille ?

Je la regarde. J’essaie pas de comprendre parce que je gamberge le coup pour sortir de l’impasse avec la cargaison d’affreux devant. Je réponds pas, alors elle remet le couvert, un sein dans chaque main comme deux très gros pamplemousses.

— Comment tu veux que je m’habille, Simon ?

— Comme tu étais. Comment tu veux ?

Elle hausse les épaules.

— Comme tu veux, toi…

Brusquement, j’ai envie de mordre et la seconde d’après, je me retrouve en train de fouiller dans son sac, je sors la première robe qui me tombe sous la main et je la lui expédie en port dû. Pendant qu’elle l’enfile, je retourne à côté. Tokyo n’a pas bougé. Je suppose qu’elle en a assez vu et je fais un truc que j’aime pas ; avec le pouce et l’index je lui ferme les yeux.

— Remets toutes les affaires dans ton sac, je dis à travers la cloison. On se tire…

Je vérifie dans la rue, depuis le balcon. Ils me voient comme je les vois mais ils ne bougent pas. J’ai une phrase au violon de Ray Nance dans la tête : une phrase sur un tempo harcelant, va savoir laquelle… Le ciel est très bleu et il va faire une chaleur à crever. Pas la peine de tenter une sortie en force, ils n’auront aucune peine à coincer la bagnole. Ce que je comprends pas, c’est pourquoi ils sont pas montés avec elle.

Quand je rentre dans le living, Myriam est près de la porte, le sac au pied. Je décroche le téléphone et je fais le 17. Ils sont pas pressés de répondre, nom de Dieu… Une voix de gros émerge. Je m’étale pas, je lui signale cependant qu’une personne tuée par balle se trouve dans son appartement, je donne l’adresse, le type essaie de prolonger mais je raccroche.

Je prends Myriam par les épaules, je lui explique ce qu’on va faire. Je m’attends à ce qu’elle dise ci ou ça, quelque chose, que c’est pas possible que ça marche, elle dit rien, elle prend son sac et elle me suit sans un mot.

Tokyo a laissé des traces, sur le palier, dans l’ascenseur, une empreinte de paume sur le tableau de commande de la cabine. Même la dernière des bourriques de province n’aurait pas le moindre mal à en déduire que Tokyo était poivrée avant de monter, par conséquent que les occupants de son appartement n’y sont pour rien mais j’ai pas envie de me taper quarante-huit heures de garde à vue, ni que la gosse écope dans l’affaire.