On descend au deuxième sous-sol, je passe devant, le .38 le long de la cuisse et on récupère la bagnole là où Tokyo l’avait laissée, je démarre et je la sors dans l’allée. Le bruit d’un J 9 diesel ; si les flics le rangent devant la descente, on est bons comme la romaine. J’avance, la porte remonte. Ils ont collé le fourgon juste devant la 604, nez à nez ; ils sont tout aussi mal garés et ils s’agglutinent autour de la voiture comme des guêpes sur une tartine de miel. Il y en a un, le képi en casseur d’assiette, qui sonne en bas de l’immeuble. S’il attend qu’elle vienne répondre, il va pas être déçu du voyage. Il est massif, large d’épaules et le dos tourné, il discute avec les autres en gesticulant mais c’est quand même pas la surexcitation.
Entre la sortie du garage et eux, il y a soixante-dix bons mètres. Plus de Rover en face ; à croire que j’ai rêvé, mais il y a déjà un moment que je rêve plus. Je m’étais fait une montagne, en définitive on sort sans problème, pépère, on respecte le stop en haut de la rampe, Myriam regarde à droite, je mouline à gauche…
C’est tout juste si on se salue pas.
Dans le rétro, ils sont toujours sur la voiture. Je prends pas le temps d’épiloguer, je descends la rue en direction de la gare, sans bourrer, et toujours pas de Rover ; il fait plutôt frisquet dans la bagnole ; il reste un fantôme de parfum dans l’habitacle, du lourd, mûri sur une peau très brune… J’essaie de repérer les bagnoles au passage, celles que je peux, s’il y a quelqu’un à bord, les antennes de cibi.
J’essaie.
Myriam me pose le poing fermé sur la cuisse droite. Elle est glacée, elle me sourit quand même, elle a un sourire muet à la fois brûlant et triste, un sourire qui diffuse comme une lentille à flou, elle secoue la tête, elle me dit, comme une litanie :
— Me laisse pas. Me laisse jamais.
Jamais, ça n’a pas de sens. Ça n’en n’a jamais eu, mais j’éprouve pas un besoin viscéral de le lui dire. On roule, on traverse le centre derrière une arroseuse, on sort sur la route. Tout en roulant, je lui explique qu’on va récupérer son frangin, qu’il faut le sortir de sa planque, que le trottoir est devenu archibrûlant pour lui dans le coin.
Elle me tape une cigarette dans la poche de poitrine, je lui reprends et je l’allume, je la lui tends. Elle me happe les doigts avec ses lèvres.
— C’est pour ça que tu veux le récupérer ? elle demande en jouant.
— Pour ça ?
— C’est pour ça ou pour autre chose ?
— Quoi d’autre ?
Elle me mordille le majeur.
— Ça pourrait être pour le descendre, elle dit froidement.
— À ton avis ?
Elle me regarde vaguement, elle tire sur la cigarette et j’en profite pour racheter mes doigts. Elle me regarde moins vaguement, elle attend que la fumée se dilue devant sa figure et après elle s’enfonce dans le siège, elle se taille sa place.
— J’en sais rien. (Elle fixe la route, droit devant.) J’aurais jamais pensé que ça se pouvait, remarque, que Tokyo se fasse descendre un jour, comme ça.
— Elle s’est pas fait descendre comme ça. Le type qui lui a tiré dessus aurait aussi bien pu lui mettre deux balles dans la tête. Il l’a blessée en sachant très bien où elle irait et ce qu’elle ferait. L’inconnue, c’était le temps qu’elle mettrait à y aller, ce qui lui restait à durer avec un poumon rempli de sang.
Elle fixe plus la route. Elle fixe l’extrémité de la cigarette, ses mains, ou rien.
— C’est comme ça que tu aurais fait à la place du type. Tu aurais fait le même calcul, à sa place. Verlaine et toi, vous étiez à l’armée ensemble, vous avez fait les quatre cents coups ensemble, après. Simon par-ci, Simon par-là… Le calcul… Qui envoyer d’autre que toi, Simon ?
Elle ne pleure pas, elle ne crie pas.
Je me range sur le parking, derrière un routier.
— Qui d’autre ?
— Personne d’autre, elle dit pour elle.
— Où il est ?
Elle baisse la vitre, elle jette la cigarette dans la poussière, loin d’elle. Elle se tourne vers moi. Elle est pliée au bord du siège, comme un billet de dix balles qui attend sa monnaie.
— Une baraque, en ville. Une vieille baraque. C’est tout ce que je peux te donner.
Elle a un rire fragile, obligé. C’est pas besoin. Je lui prends le poignet ; le ciel est d’un bleu presque insoutenable et parfaitement distendu. Il y a des trucs impossibles à dire. Je lui serre le poignet, je le broie entre mes doigts. Pour lui expliquer, il faudrait sortir la photo, sa photo avec la mob’, dans les roseaux, et encore ça expliquerait rien. J’ai une pile de plaques d’égout sur la poitrine, et ce ciel n’arrange rien, bordel. Elle bouge un peu les doigts.
— Écoute, je lui dis, normalement je suis venu pour sortir Verlaine. (J’enlève les clés du contact, je les dépose dans le creux de sa robe, devant, tout en haut des cuisses.) Maintenant, on est à un quart d’heure de l’autoroute…
— L’autoroute pour où ?
— Le soleil, le Sud, où tu veux…
— Le soleil. (Elle tripote les clés, je lui lâche le poignet et elle m’adresse un regard opaque, pénible.) J’aime pas le soleil.
Je devrais pas, mais je gueule. Je lui gueule qu’on peut prendre l’autoroute et se tirer, maintenant, tout de suite, si loin que même le percepteur mettra au moins un an à nous retrouver, qu’elle a autre chose à me donner que Verlaine, tout autre chose. Je gueule des conneries et je devrais pas, avec ma gueule esquintée, hideuse.
Se tirer. Est-ce qu’on se tire jamais, ailleurs qu’au Boulevard des Allongés ? Le ciel, mince comme une laque trop tirée. Je fous les deux mains sur le volant, en haut, je pose le front dessus. Quand c’est que ça a commencé, toute cette histoire ? Quand j’ai trouvé Cora ou avant, à l’époque où je me suis mis à boire trop sec ? Ou avant, avec Verlaine, dans ce trou où…
Cora morte. Pierrot mort. Tokyo…
Et le reste.
Je lève les yeux. Il y a un type en bleu graisseux qui monte dans un bahut, au bout du parking. Des moineaux qui pépient à tue-tête, dans un avant-toit. Je tourne la tête, je panoramique. Myriam a toujours les mains sur les genoux et ses doigts jouent en aveugle avec le porte-clés. Elle a pas pris la peine de se rajuster, elle reste comme ça, et c’est triste comme une plage en hiver, quand il y a trop de lumière pour ce qu’on en fait, ses seins nus et vulnérables.
Je referme sa robe, elle me tend les clés.
Quand c’est que ça a commencé ?
— Me laisse pas, Simon, elle dit à ma chemise. Pas avant que je sois morte.
J’ai pas trop fait gaffe, je pensais à autre chose, à l’autoroute et au soleil, Myriam avec un string et une chemise de batik dans les roses indiens, ses chevilles fines croisées sur le rotin d’une chaise longue, une piscine couleur de jade ; peut-être, je pensais au goût de sa peau, à la fournaise de son ventre…
— Ça risque d’être dans pas longtemps. Pas que je te laisse : qu’on soit morts…
Elle lève la tête.
Elle voit comme moi le mufle bas de la Rover qui avance. Une Rover deux litres avec trois types à bord, une antenne de cibi sur le coffre. Ils roulent pas vite : ils ont fait le tour du routier, ils se sont faufilés entre les remorques en stationnement. Je donne un coup d’œil dans le rétro, machinalement.