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On rend la Ford et il ne se passe rien.

À leur place, pourtant, à supposer que j’aie eu les moyens, j’aurais laissé quelqu’un en planque sur Hertz, à tout hasard, et je suis sûr qu’ils ont les moyens, mais rien ne bouge, personne ne pointe son nez calibre .45 ou une belle carte barrée de tricolore.

Rien.

Pas question de passer au Paris-Londres récupérer les fringues et ça sera pas une grosse perte, ni un gros bénef pour les gens d’en face. Près du kiosque à journaux, il y a un arrêt de bus. On poireaute facilement deux minutes ; le bus se pointe. Je prends deux tickets.

On se tasse l’un contre l’autre sur deux sièges orange, larges comme des cuillères à Miko.

L’idée informe, comme une montre molle à Dali, elle fait son chemin. Je regarde derrière le bus ; de temps en temps, le tohu-bohu habituel de huit heures et demie. Je commence à avoir la dalle. Je sens l’épaule froide de Myriam, sous le tissu de la robe. Je sais pas d’où elle a sorti ses escarpins avec huit centimètres de talon en cuir bleu, il manque le sac à main et le Knirps pour être sûr qu’elle va au ruban, mais elle ne trimbale pas un sac à main, seulement son gros sac de sport en Skaï fatigué, celui que j’ai récupéré chez Pierrot.

Je lui passe le bras autour des épaules.

— Je te promets pas des jardins de roses, petite, je lui dis dans l’oreille et elle bouge la tête pour que j’aie pas à parler fort. Je te promets même pas qu’on sera encore vivants demain, ou dans huit jours… Je te promets rien. On va dégager ton frangin, et si tout se passe bien, il s’en sortira avec assez de monnaie pour se tirer à l’autre bout de la planète, là où personne pourra plus jamais le faire chier.

Elle met son front contre ma joue ; je crois bien qu’elle a fermé les yeux ; je sais pas ce qui se passe sur sa figure, ni s’il s’y passe quelque chose. J’ai ses cheveux durs, crépus, contre ma bouche et ils ont une odeur de citron et de marie-jeanne, mélangés. Elle me prend la main que j’ai sur son épaule gauche, elle la saisit et elle tire comme sur un harnais de siège éjectable.

— Plus personne peut vraiment le faire chier, Simon, elle me dit. Ou alors, il faudrait faire drôlement fort. (Elle lève la tête, elle me regarde en face, grave et triste.) Verlaine est en train de crever, il est au bout du rouleau…

— Crever ? De quoi ?

Elle hausse les épaules, doucement.

— Je suis pas toubib. Crever… Il mange plus ni rien, dans le temps il faisait un peu un tour dans le parc, derrière, quand il y avait un rayon de soleil, maintenant il sort plus, il regarde sans voir… On dirait un mort, sauf qu’il bouge et qu’on le voit respirer, un vrai mort-vivant. (Elle baisse la tête, elle fixe ses genoux, les stries dans le plastique par terre…) Je voudrais jamais être comme ça, plus rien que la peau et les os. (Elle me regarde une seconde.) On n’a pas beaucoup de temps, quand même. Hein ?

— Où il est ?

— Pas tout de suite. Pas tout de suite, je t’en prie. Il s’envolera pas, tu sais…

— Il s’envolera pas, d’accord, mais les autres risquent de le trouver avant nous.

— Ça m’étonnerait. (Elle sourit.) Depuis un an qu’ils le cherchent, ils l’ont pas eu, alors… (Elle sourit encore, plus aveugle et de nouveau pénible, comme si c’était une blague sinistre, une contraction involontaire des muscles de la face, une histoire entre elle et elle. Elle me balaye avec ses yeux vides, le sourire plaqué en bas comme un drapeau mouillé.) La seule qui peut dire où il est, Verlaine, c’est moi. C’est moi et personne d’autre. Et moi, je suis avec toi.

Je pourrais demander : « Pour combien de temps ? » Je me rappelle, le gag, le Crétois dit : « Tous les Crétois sont des menteurs. » Est-ce qu’il dit la vérité ou non, je me souviens plus, je me laisse bercer par le ronron du bus, son long ballottement. Elle emmêle nos doigts sur son épaule gauche, elle tire un peu et j’ai son sein dur dans le creux de la paume, la pointe en carbure.

On descend aux confins de la ville ; on est chargés comme des mulets mais pas question de faire du stop. C’est marrant, l’idée informe est en train de prendre corps, petit à petit. On commence par se taper le petit déjeuner dans un vieux bistrot bas de plafond où ils servent le café au pichet dans un baquet et où on a droit au pack de lait, franco, et au pain-beurre hectométrique.

On s’empiffre tous les deux, j’achète deux paquets de Peter et deux Dunhill que la taulière va tirer d’une armoire à papillons vitrée. Je sais pas pourquoi mais ça se voit qu’on l’intrigue. Blonde et maigre, elle a un maximum d’heures de vol et c’est sûr qu’elle a pas décollé à vide ce matin. Les plaques rondes en haut des joues, grosses comme des pièces de cent sous, c’est pas en suçant de la glace qu’elle les a ramassées.

Elle allume la radio derrière le bar, un appareil à lampes qui date de la fin de la guerre. Je commande un express et un gin sec. Myriam me prend la main :

— Tu as besoin ?

— De quoi ?

— Le gin, tu as besoin ?

— Ouais, j’ai besoin.

Elle remet ses doigts entre les miens. La taulière me sert, on commente pas, et elle retourne essayer de prendre Europe 1. Je regarde Myriam de l’autre côté de la table, à au moins soixante-cinq centimètres de distance. Le tissu de la robe est tendu à craquer sur ses seins volumineux ; ça fait même une espèce de bandeau de chaque côté sous les bras ; on dirait qu’ils essayent de se tirer vers le bas, chacun pour soi. J’allume une cigarette, comme chaque fois que je sens que ça se met à trop bouillir dans mes veines. Je pinaille :

— Tu aurais quand même pu mettre quelque chose, dessous.

Elle gazouille :

— Tu crois ?

— Non, je crois pas.

— Tu me l’as pas dit.

— D’accord…

Elle me serre les phalanges entre les siennes, je tire sur ma cigarette et elle comprend tout de suite ce que je veux dire ; elle remue un peu les épaules ; il y a une espèce de sensualité sauvage qui émane d’elle, un feu intérieur, quelque chose de brutal et de capiteux. J’ai jamais été un ange, mais avec elle c’est autre chose, fort comme la mort.

La taulière a fini par choper Europe. On a droit à un flash spécial d’information : deux officiers de police de la Brigade de Recherche et d’intervention de Lyon viennent d’être grièvement blessés à Dijon dans un accident de la circulation alors qu’ils poursuivaient deux dangereux malfaiteurs internationaux circulant à bord d’une BMW volée dans la nuit à Paris. Les deux policiers ont été hospitalisés dans un état que les médecins jugent critique ; quant aux malfaiteurs, ils ont pris la fuite en profitant de la confusion et pour l’instant ils n’ont pas été retrouvés.

Myriam et moi, on se regarde.

Dangereux malfaiteurs internationaux ! On a pris du galon. B.R.I. de Lyon… Je torche mon express, je finis ma Peter. Dire que ça commence à puer, c’est un minimum. Je me tape le gin et on s’arrache gentiment. Dehors, il commence à faire chaud ; le ciel se couvre déjà d’une taie vitreuse. Depuis une cabine, je fais mes deux numéros. Le premier m’apporte rien ; ils ont entendu le flash comme tout le monde à l’écoute, c’est tout. Je demande qu’on se renseigne. Le second m’apprend que Tony s’est tiré à la plage. Je me marre doucement. Non il n’y a pas de commission à lui laisser, je rappellerai… Je rappellerai si je suis encore vivant, bien sûr. Je le précise pas, ça ferait mélo et après tout, les autres n’ont pas à être au courant de ces choses-là.

Myriam marche dans la poussière du trottoir ; son popotin roule agréablement en faisant tout un tas de huit serrés, mais elle a la figure crispée. Je lui prends le sac ; j’ai l’air d’un con lesté, un truc au bout de chaque bras. Pour tout arranger, comme elle a les mains vides, elle me prend au coude, elle se colle comme elle peut.