Le Motel 75, c’est un clapier tout en longueur, en contrebas, avec une piscine, quand même, et un golf miniature tellement miniature qu’il faut vachement faire gaffe à pas lui marcher dessus sans faire attention. Les bungalows, c’est du préfabriqué Fibrociment et bois, du préfa triste pour cour de bahut triste au fin fond de la Haute-Saône, ou pour cour de F.P.A., même…
On négocie une piaule pour deux trois jours ; ils sont rassurés seulement quand je sors une flopée de cartes et une liasse de billets de cent francs. La fille de la caisse examine Myriam de haut en bas, puis de bas en haut en s’attardant aux bons endroits, quand même. Elle entortille une mèche au bout de son crayon à bille, rêveusement.
— Prendrez-vous vos repas ici ? elle demande, mais visiblement c’est le cadet de ses soucis : elle cache même pas qu’elle a l’esprit ailleurs et que les godasses à talons de huit centimètres, elle approuve, avec les jambes que ça fait, la cambrure des reins, la démarche prudente et lascive, chargée d’arrière-pensées inavouables.
Je lui réponds par un titre de Gene Vincent dans les années cinquante, je lui réponds par Maybe, baby et je récolte seulement un vilain sourire en forme de morsure.
13
On a droit au bungalow 17. Dans un coin, il y a une télé couleur qui ingurgite des pièces de deux francs, une salle de bains en crépi blanc avec une grande glace mince sur la porte, un W.-C. nickel. C’est à la fois plus propre et dix fois plus sinistre que ce que je pensais.
Je verrouille la porte d’entrée. Myriam s’assoit à la tête du lit. Elle garde ses chaussures, elle croise précieusement les chevilles sur le couvre-lit moutarde, elle rabat un peu le bas de la robe sur ses genoux, polis comme des galets.
Je déballe la moitié de mon sac, enlève l’étui à pince de la ceinture, range le .38 au fond, avec le silencieux. Je m’en suis pas servi, tant mieux. Je sors le .22 de chez Pierrot de ma poche de blouson, j’éjecte le chargeur. Beretta huit coups, il y a cinq cartouches dedans.
Si son propriétaire connaissait les armes, il l’a peut-être pas rempli entièrement, pour pas fatiguer le ressort, sous la plaquette élévatrice. Si son propriétaire était en cavale, s’il avait besoin de toute la capacité, il n’avait rien à foutre d’user ou pas le ressort.
Je suis sûr que son propriétaire connaissait parfaitement les armes, toutes les armes en usage dans la moitié du monde, celle qui les fabrique et les utilise. Et il était en cavale. Je tripote un peu.
— Pierrot savait où il se planquait, Verlaine ?
— Non, elle dit, intriguée. Non, pourquoi ? Enfin, je crois pas…
— Et Verlaine, il a pu venir voir Pierrot ?
— Pourquoi il aurait fait ça ?
— Je sais pas, je reconnais. Ils se sont pas vus, c’est ça ? Verlaine sortait plus, même plus dans le parc derrière ?
— Oui, elle dit. Donne-moi une cigarette.
Je lui allume une Dunhill, m’assois au bord du lit, elle se bouge pour me faire un peu de place, me prend la cigarette des mains et c’est un hasard que la robe s’ouvre et qu’elle remonte le genou gauche. Elle fume, se passe la main sur la tempe. Je me rappelle ce qu’elle a dit : il n’y a qu’elle pour savoir où est Verlaine, en ce moment.
J’examine le .22. Verlaine aurait pu prendre autre chose, du lourd, du costaud, calibre .45 ou 9 mm parabellum, il était pas à court. Pour ce qu’il risquait d’avoir à faire, défendre sa peau presque à bout touchant, un .22 c’était quand même moins bruyant et largement suffisant.
L’ennui, c’est qu’avec un flingue pareil, il faisait pas crédible. Trois balles en moins dans le chargeur, je démonte le bloc de culasse, je sors le canon. Il a pas servi hier ou avant-hier, mais il a servi et on l’a pas nettoyé.
Je remonte tout, je remets le chargeur dans la crosse. Elle s’allonge de tout son long pour prendre un cendrier sur le chevet. Quand elle se redresse, j’ai retiré le blouson et je l’ai jeté sur la chaise. Elle me regarde pas, elle s’occupe trop à secouer une cendre qui vient pas. J’arrache ma chemise et elle prend le même chemin, la chaise ou peu s’en faut. Elle se rend compte, mais elle regarde toujours pas. Elle se déchausse seulement.
Je la prends à la nuque, je la force.
Pas de peur dans ses yeux, rien. C’est pas évident qu’elle a pas mal, mais elle garde le cendrier sur les jambes, elle bouge pas. Je sais qu’elle ne m’a pas tout dit et j’ai une vague idée, tout d’un coup, de ce qu’elle a oublié de me dire. Je lui prends la cigarette des doigts, je l’écrase et j’enlève le cendrier que je pose par terre sous le lit.
Elle a les deux mains vides de part et d’autre, elle bouge toujours pas ; on dirait une poupée cassée, sans vie. Je sais pas à quoi elle s’attendait, une tisane, probablement, mais je lui remonte les cheveux du bout des doigts, là où il y en a à ranger, je lui frôle les paupières et le front, doucement ; elle gonfle comme une pâte qui monte et elle se met à se plaindre tout le temps que mes doigts se promènent, parce qu’elle sent qu’ils se promènent pas, elle sent ce que je dis pas, ce que j’ai jamais dit à personne. Une plainte rauque et forte ; elle se tord et des larmes finissent par sourdre au coin de ses paupières serrées, une ou deux pas plus, elle a les mâchoires dures comme du bois, une expression extasiée, terriblement belle et dure.
Je l’attire contre moi, je crois que je fais comme si je la berçais, les deux mains sous sa robe, dans le dos ; je sens toute la mécanique qui craque et se débat comme les membrures d’un voilier dans les glaces.
— Je voulais pas, elle arrive à dire. Je te jure que je voulais pas.
— Laisse, je réponds.
— Il était comme fou. Il m’a dit qu’il avait pas eu de femme depuis des mois, qu’on était même pas vraiment… (Elle tremble de partout ; c’est à peine si elle arrive encore à respirer tellement elle est tendue à craquer. Je la serre aussi fort que je peux, très fort, je lui dis des choses, n’importe quoi, au pif.)
Elle me raconte :
— Il était plus très costaud. Quand il a vu qu’il y arriverait pas autrement, il a sorti un pistolet… Il a dit qu’il allait me tuer et qu’après pour lui, ça serait pareil, qu’il passerait quand même un bon moment, même si j’étais crevée avant. Il a dit…
Je lui mets la main sur la bouche. J’ai pas besoin du reste, comment ça s’est passé et tout, si elle avait moyen ou pas de s’en tirer autrement. Tout ce que je sais, c’est que Verlaine est mort et à mon avis depuis pas longtemps, trois ou quatre jours tout au plus, parce qu’elle est au bout du rouleau, elle aussi. Au bout d’un mois, ça sonnerait pas pareil.
— C’est ce pistolet, je lui dis.
Je lui tends et elle le prend des deux mains ; elle le regarde de tout près. À part le numéro de série, rien ne ressemble autant à un pistolet qu’un autre pistolet du même type. Si on passait celui-ci à la balistique, on trouverait peut-être que c’est celui avec lequel le gros Joseph s’est fait buter à Villeurbanne et peut-être pas, et de la même façon, on pourrait déterminer que c’est l’arme avec laquelle Verlaine s’est fait ratatiner, ou peut-être pas.
Comment je vois les choses ?
Pendant qu’elle manipule le pistolet, je lui explique pas tout, je lui dis rien du contrat initial et de l’histoire du camion, je lui rappelle seulement que tout un tas de monde courait après Verlaine, ces derniers temps, des flics et des pas flics, des gens de la Grande Ville et d’autres, tous des gens qui lui voulaient pas le moindre bien…