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— Et il est revenu.

— Oui. Il s’est rendu à Villeurbanne, revoir son vieux compagnon Joseph Angelin, dit Jo la Valise. Verlaine n’avait plus un centime sur lui, il était incroyablement maigre et il avait tellement changé que Jo a bien failli le mettre dehors et en un sens, il aurait mieux fait : l’autre n’avait plus rien sur lui, sauf sa guitare et un automatique .22. Angelin a eu tout juste le temps de nous appeler d’une cabine publique…

— Ça va, je coupe. Quand vos hommes ont débarqué, ils ont retrouvé Joseph Angelin criblé de balles dans sa roulotte. Et plus de Verlaine. Disparu, Verlaine…

Je me paie le luxe amer de rigoler doucement. J’imagine la scène, Verlaine en train de braquer le gros Joseph, avec sa petite gueule de crevard famélique, de lapin résigné, un calibre en main, un .22 de surcroît. Question crédibilité, zéro. Fatal, que l’autre gros lard ait entrepris de lui marcher dessus aussi sec.

— Depuis ?

— Depuis, plus rien. (Il écrase sa cigarette.) Les gens du S.R.P.J. ont relevé des empreintes, bien entendu. Ils ont retrouvé une mallette vide, un objet que Joseph avait pu acheter, ou emprunter, ou que son assassin aurait pu abandonner chez lui…

— Aurait pu… (J’écrase également ma cigarette. La fille du bar se sert à boire. Les deux types fument en silence. À les voir, c’est évident qu’ils ont l’habitude d’attendre.) Aurait pu… Rien d’autre ?

Je finis mon verre. Les yeux sont posés sur moi. Les deux. Je ne dirai pas que c’est agréable — ni désagréable —, c’est seulement nouveau. On s’observe une seconde en silence. J’attends qu’il attaque et il attend que j’attaque, seulement j’ai plus de temps que lui et il se décide le premier et ajoute, comme à regret :

— Verlaine était très fort dans sa partie, vous savez. C’était un comptable hors pair et de plus il avait une mémoire que tout le monde s’accordait à qualifier d’exceptionnelle. Un cas presque… invraisemblable de mémorisation à peu près instantanée.

Tout en disant cela, il me fixe afin de donner plus de poids à ses déclarations, la tête enfoncée dans les épaules, les mains posées bien à plat sur la table. Pas besoin de dessins ou de longs baratins : Verlaine a aligné ses lignes de compta, il a balancé ses bilans et tiré des traits, des milliers de traits et en même temps ça se gravait en continu dans sa petite tête, jusqu’au jour où il en a eu ras le bol et où il s’est tiré.

Il ne le savait pas, Verlaine, mais pendant qu’il grattait, il se passait en même temps la corde au cou, tranquillement, sans faire gaffe, jour après jour.

Mon interlocuteur est toujours immobile. Il dit :

— Trouvez-le, Simon. Ce que vous demandez se trouve à la consigne de la gare d’Austerlitz. (Il sort une clé de consigne, la pose à plat sur la table et je l’empoche.) Si vous deviez faire face à des dépenses imprévues…

— Pas de dépenses imprévues. Vingt bâtons, c’est un forfait pour l’ensemble du boulot. Comme s’il n’avait jamais existé, Moreau… (Il lève brusquement la tête, je ne peux pas dire que son expression change, mais en tout cas ses yeux cessent d’être doux l’espace d’un instant et je poursuis :) Monsieur François, hein ? Je sais où vous habitez, je sais où et avec qui vous passez vos fins de semaine, je connais vos bureaux et je n’ai eu aucune peine à trouver l’endroit où votre aînée monte à cheval… J’en sais long sur vous et vous ne savez rien sur moi. (Je lui laisse digérer l’information, je sors une Peter et je l’allume.) Alors vous pouvez mettre vos types sur l’affaire et essayer de vous rencarder sur un certain Simon, mais ça risquerait de prendre du temps et de me revenir aux oreilles…

Il hoche la tête, mais il ne pipe pas un mot. Pour que tout soit clair, j’ajoute sans me presser :

— Ne me mettez personne sur le dos, Moreau. Personne, ni avant, ni pendant, ni après, à moins d’être sûr de m’avoir le premier. Parce que si vous n’en étiez pas absolument, mais absolument sûr, je vous promets que c’est moi qui vous aurai. D’accord ?

— D’accord. (Il hoche la tête.) Vous êtes un joueur, Simon. D’accord, mais faites vite…

Je me lève et je me tire, la veste ouverte.

Aucun des types ne fait le moindre geste et la fille continue de s’occuper avec son briquet.

Dehors, il y a des tamaris qui bruissent au vent doux de la nuit et des myriades d’étoiles dans le ciel de velours noir, dures comme des clous d’argent sur la fesse d’une punk. Il y a aussi du sable fin qui étouffe le bruit des pas.

Un type fume dans une Mercedes.

Un chien aboie quelque part, pas très près.

J’allume les phares de ma Camaro de location. En manœuvrant, leur faisceau balaie au hasard la gueule du fumeur, un Rital maigre qui a à peine le temps de mettre l’avant-bras devant la figure, à peine mais trop tard. Vingt minutes après, je suis sur l’autoroute, pied dedans.

Direction : Lyon-Paris.

3

Le saint des saints : une pièce en longueur, dépourvue de fenêtres, avec une seule porte capitonnée, trois rangs de sièges de cinéma vieillot en peluche rose très usée et nostalgique, un écran et une batterie de projecteurs, une vidéo complète, des établis le long d’un mur avec une sertisseuse et deux râteliers pleins, sans la moindre arme prohibée, un labo photo, une minichaîne Thomson et un bar.

Il y manque seulement un divan et le reste de la baraque pourrait se casser la figure sans que je m’en rende compte.

Sur l’écran, une vue fixe en noir et blanc. Du bon boulot de professionnel. Tout au plus pourrait-on reprocher les blancs un peu trop livides et quelques noirs très empâtés, une exagération des contrastes assez grand-guignolesque, si on n’avait pas présent à l’esprit que la blancheur des faces provient en l’espèce du fait que la plupart des victimes ont été égorgées, avant ou après qu’on les eut lardées de coups de poignard et qu’on leur eut fracassé le crâne avec des tuyaux de plomb : les noirs empâtés, c’est seulement la transcription photographique des paquets de sang séché.

De ces vues fixes, j’en ai cinquante-trois. Les cinquante-trois photographies qui figurent, agrandies en format 21 x 27, dans l’album réalisé par l’identité judiciaire de Z… à l’intention du juge d’instruction chargé de l’affaire du massacre de la Villa Blanche sur les hauteurs de Nice, à la fin juillet. Cinquante-trois copies sous forme de diapos demi-format.

L’affaire puait la merde, pour tout un tas de raisons, ne serait-ce que parce qu’on y voyait traîner en coulisse les ténors occultes de l’équipe sortante, tous plus hors du coup les uns que les autres, tous plus innocents les uns que les autres, y compris M. François, et comme les coulisses étaient chargées, il n’avait pas été difficile de sortir les copies de l’album. Question de monnaie…

À trente-six ans, Antoine Morin était directeur de société ; il avait l’oreille du pouvoir, disait-il, et faisait office de conseiller technique de l’ancien responsable régional sud-est du Groupe Défense Occident (G.D.O.), une officine dont les activités consistaient essentiellement à la fourniture d’agents électoraux aux candidats de l’ancienne majorité, au chantage et à l’extorsion de fonds et dont les membres les plus connus arrondissaient leurs fins de mois à l’aide de divers expédients, allant du braquage au proxénétisme hôtelier.

Morin se vantait volontiers de ses excellents contacts au plus haut niveau de la police, tant locale que nationale, et il était rare que ses interventions ne fussent pas couronnées de succès. Bien que tout n’allât pas pour le mieux dans le meilleur des G.D.O. possibles, le patronat se faisait tirer l’oreille pour cracher au bassinet comme avant ; on ne savait plus trop quoi foutre des Corses et même les grands flics, qui avaient senti le vent tourner, commençaient à prendre leurs distances ; Morin était encore un bonhomme avec qui compter, jusqu’au moment où une équipe de petits marrants avait eu la bonne idée de le trucider, lui, sa petite famille, sa bonniche et ses chiens.