Je lui demande si Verlaine avait des documents avec lui, des papiers, quelque chose. Elle opine tout en mastiquant.
— Il arrêtait pas d’écrire, il noircissait des pages et des pages, un plein carton. Il avait même écrit des trucs au feutre sur le papier de la chambre, des colonnes, des chiffres… Partout.
— Bon. J’ai un appareil dans le sac.
— On va y retourner ? elle demande.
— On va y retourner. Récupérer les papiers, prendre des photos de ce qu’il a tracé sur le papier, sur les murs. Tout.
Ce que je lui dis pas, pour pas lui couper trop l’appétit, c’est qu’on va aussi aller tirer le portrait à Verlaine. Son dernier portrait, en quelque sorte. Dire que ça va l’enthousiasmer, je sais pas, mais c’est aussi au programme.
Avec ce temps, j’espère que Verlaine va quand même pas trop ressembler à un plat de raviolis sur la gueule d’un bonhomme Michelin.
14
On rentre au bungalow, bras dessus, bras dessous, et il faut croire que mon radar personnel s’est foutu en grève sans rien me dire : je mets la clé dans la serrure, on rentre.
Dans le seul fauteuil, les pieds sur le couvre-lit, il y a un type. Il mâchouille vaguement un cigarillo long et fin comme un crayon, à la peau ocellée, pas allumé. Les pouces dans la ceinture, il est plus immobile qu’une souche à fleur d’eau. Il dit, sans bouger la figure :
— Fait plaisir de te revoir, après tout ce temps.
Je peux pas en dire autant. Il fait un geste avec le menton, tranquille.
— Bouclez la lourde, les gosses, il faut qu’on parle.
— Ferme, j’ordonne à Myriam.
Elle ferme d’un coup de reins ; je sens ses doigts derrière, sous mon blouson ; je sais ce qu’elle va prendre mais avec Guyenne, c’est pas la peine. Il a un .44 chromé en travers des cuisses, il a eu le temps de retourner les affaires, parce que mon .38 gît dans son étui au bout de ses pieds et à cent contre un le barillet est plus vide qu’un vieil os.
— Laisse, petite, je dis doucement.
Elle s’écarte. Une seconde, je me demande de quel côté elle va jouer cette partie-ci, mais c’est trop tard pour parer le coup, il va falloir faire avec et la donne est loin d’être fameuse.
— T’es devenu vachement raisonnable. Dans le temps…
— Dans le temps, c’est fini, je réponds doucement.
— Laisse tes mains où elles sont, que je les voie…
Je les laisse où elles sont. Elles pendent comme des battoirs au milieu des cuisses, parfaitement inutiles. Myriam me tape une cigarette dans la poche de poitrine, elle l’allume.
— Qui c’est, ce gonze ? elle me demande en relevant une mèche sur son front, du ton de quelqu’un qui n’en a rien à foutre.
— Commissaire principal Guyenne, je dis.
Il a une espèce de ricanement sec, assez désagréable. Il a pas pris un gramme de panne, il est toujours aussi maigre et lisse, les cheveux peut-être un peu trop longs pour un poulet de haut vol comme lui, un des dix mecs réellement au top niveau en France, un des trois ou quatre vrais chasseurs implacables.
Guyenne, dit Le Viet. Il a toujours la même flamme dans ses yeux bridés, quand on peut les voir, il est toujours aussi décontracte…
— Vous pouvez vous asseoir, il dit à Myriam.
Là où il a mis la chaise, il a aucun mal à nous couvrir tous les deux. Elle s’assoit tout au bord. Guyenne sort une John Courage de sous le fauteuil, il me regarde au-dessus du goulot et dit, d’une voix beaucoup trop unie :
— Tu vas avoir des problèmes. On dirait qu’une fois ça t’a pas servi de leçon.
Il a dit de pas bouger les mains, alors je les bouge pas mais je m’adosse au chambranle, je croise les pieds.
— Une fois ! je ricane pour jouer le temps. Seulement une fois ?
— Tu es dans la merde. Dans la merde jusqu’aux épaules. Il y a deux équipes qui sont arrivées, juste après ta promenade au lac avec les cow-boys de la P. J… On pourrait discuter à perte de vue comment ça s’est fait, mais ça s’est fait. Il y a eu du doublage sur toute la ligne, depuis le début, de la vilaine saloperie…
— Deux équipes plus toi…
— Ils ont sous-estimé ta rapidité. Ils pensaient qu’ils auraient plus de temps alors ils ont traîné.
— Des types de ta boîte ?
— Pas seulement. Les types de la boîte, tu en as envoyé deux à l’hosto, mais ça c’est les risques du métier, si ça tourne mal, ils auront toujours une pension, eux ou leurs ayants droit… Les autres…
— Les autres, la dernière fois c’est eux qui m’ont envoyé au tas. Je me souviens comme si c’était hier.
— À voir ta gueule, c’était hier.
Il se tape un coup de bière. Si je le connaissais pas, je pourrais être tenté de sortir le Browning, histoire d’équilibrer un peu les chances, mais je me laisse pas prendre à sa figure et ses gestes ensommeillés.
Il fait un mouvement négligent, avec le cul de la canette.
— Elle est avec toi ?
— Elle est avec moi.
— T’as toujours eu un certain goût pour les putains, Sim, mais d’habitude, tu les prenais quand même moins fraîches, non ?
Je sais plus ou moins ce qu’il attend, mais je reste adossé à la porte : j’attends. Elle est immobile sur la chaise, les mains à plat sur les genoux. Putain, il y a bien longtemps que ça veut plus rien dire, pour elle et pour moi, mais je reconnais que d’une certaine façon il lui laisse sa chance de tirer son épingle du jeu.
— Ta manie de pas avoir de voiture perso, il sourit, le cigarillo dans une main, la canette dans l’autre. (Je bouge pas.) Suffisait de t’attendre quand tu irais rendre la Ford.
— Je pouvais aller la rendre ailleurs.
— Tu pouvais. Sans Verlaine, tu pouvais même te tirer en Patagonie du Sud, seulement, il y a Verlaine et je te connais assez pour savoir que tu laisses jamais un boulot entamé…
— Un boulot ?
— Verlaine. Tu as besoin de lui. Le coup du contrat, ça pouvait abuser le quart de la planète, à condition que le quart de la planète connaisse pas le personnage, mais pas plus, parce que c’était aussi futé que se faire une mouche avec une enclume… Moreau a marché, surtout parce qu’il s’était fait intoxiquer avant. Comme ils sont aux abois, ils t’ont pris pour Dieu le Père, sans se douter un seul instant qu’ils introduisaient le loup dans la bergerie.
Pour faire joli dans le tableau, je le tâte un peu.
— Moreau marche avec l’Organisation ?
Guyenne regarde dans le goulot de la bouteille.
— Il le sait ou il le sait pas, mais il marche avec, en tous les cas, il roule pour elle. Morin, c’était plein pot, il se servait de tout un tas de boîtes fictives et de magouilles croisées pour commander la came et la traiter, en plus il s’était fourré dans une combine d’armes en direction de… divers États du Moyen-Orient.
— La Grande Maison était au courant ?
— De A à Z… Seulement, avec les gens au pouvoir à ce moment-là, c’était chasse gardée. Ils voyaient pas l’affaire d’un bon œil dans la mesure où ils en croquaient pas au passage, seulement Morin rendait un tas de services et plus il s’enferrait, plus ça permettait à l’équipe en place de disposer d’un moyen de pression sur les gens à Moreau… si ça finissait par tourner trop mal.
Je me marre doucement, je complète :