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— Brusquement, ça a tourné trop mal quand l’équipe en place a changé, c’est ça ? Morin devenait tout d’un coup beaucoup plus qu’encombrant et il servait plus à rien, question moyen de pression. C’est ça ?

— Ça peut se voir de cette manière, concède Guyenne. Moreau jure ses grands dieux qu’il est pour rien dans la tuerie, il ignorait tout des activités annexes de Morin, même les vagues projets d’attentat pour déstabiliser… Rien de rien. N’empêche quand même qu’il envoie une torpille à Verlaine… (Il se tape une vieille lampée à notre santé.) Il peut y avoir une autre façon de voir ce merdier.

— Je vais prendre une sèche, Guyenne, j’annonce pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.

Il sourit et toute sa petite face se plisse comme un cul de poule, il fait « vas-y » avec la bière, grand seigneur. Myriam récupère un cendrier sur la petite table, j’allume ma Peter, je remets le briquet dans la poche de poitrine. Sous l’ongle, je sens les deux photos, celle du bahut et l’autre, elles sont toujours là. J’ai pas tellement envie de l’entendre me briefer sur l’autre façon de voir alors j’attaque direct.

— Qu’est-ce que tu veux, au juste ? je lui demande, la figure tordue à cause de la fumée.

— Verlaine.

Je vois ses yeux, pas longtemps, un quart de seconde. On peut pas dire qu’ils débordent de bienveillance. Myriam ne bouge pas (elle a les épaules droites, à croire qu’elle a avalé un cintre en bois), elle est trop occupée à secouer la cendre de sa cigarette, elle tire encore deux tafs et elle l’écrase, méticuleusement.

Au billard, j’ai toujours aimé les longues bandes, alors je bouge un peu la tête dans sa direction :

— Verlaine, il y a qu’elle qui sait.

C’est gros comme une maison, mais comme j’ai vraiment l’air de m’en foutre, on sait jamais, ça peut passer. Pour voir. Elle a le front baissé.

— Elle ? rigole Guyenne. Te fous pas de ma gueule, tu as eu le temps pour qu’elle te mette au gaz, surtout que tu as dû lui promettre monts et merveilles, le grand Sud et le reste, non ? Le vieux coup de raïta du nouveau départ… (Il se penche, pas beaucoup.) C’est pas vrai, qu’il t’a promis la lune et les étoiles ? il demande à la fille.

— Si, c’est vrai, elle dit sans le regarder.

Il retourne le couteau dans la plaie, tout doucement. Je fume, c’est tout. À sa place, je ferais pareil, je jouerais la différence. C’est un professionnel et ça se sent, un spécialiste. Le drame, avec les spécialistes, c’est qu’ils se font bordurer comme les autres, des fois. Elle fait comme avec moi, elle bouge pas, elle se défend pas…

— Je sais pas où il est, elle dit seulement.

Elle me regarde pas.

Guyenne repose la bière par terre, il allume son crapulos. Il s’adresse à moi et il est toujours aussi indolent, encore plus décontracte ; on dirait presque que ça lui botte, cette situation.

— Tu devrais lui expliquer, il me dit.

Il tripote la crosse du .44, mine de rien. J’explique à la gosse qu’on est en mauvaise position pour négocier, vu le côté du calibre où on se trouve. Au mieux, il a un téléphone sous la main, une carte de flic, et le moyen de nous embarquer et s’en tirer avec les honneurs. Question condamnations, ça irait pas loin, mais elle comprend à demi-mot ce que je veux dire.

Je reste très neutre. Elle bouge à peine les épaules, les genoux serrés.

— Je sais pas où il est, elle répète.

Guyenne fume.

— Où il est ? il me demande.

J’ouvre les mains.

— Vous êtes en train de jouer aux cons, il grimace. Je sais pas si vous vous rendez bien compte, mais vous êtes vraiment en train de faire les cons. (Il s’adresse à moi :) On t’a fait une fleur, Simon. Une Ford, ça se confond pas avec une BMW, jamais. Okay ? (Je le laisse venir, avec ses gros rangers.) Les malfaiteurs internationaux… Il y a deux types à l’hosto, ils sont tellement mal arrangés que ça sera un miracle s’ils s’en sortent… Tu es plutôt mal vu dans le coin, non ? Si ça se trouve, l’identité judiciaire a peut-être fait un relevé d’empreintes chez Pierrot…

Je tire doucement sur ma cigarette.

La cendre tombe.

On se regarde.

— Elle sait où est Verlaine. Toi, tu sais pas. Okay ? (Il donne un coup de poignet, il regarde sa montre.) Il est deux heures vingt… Tu te tires avec armes et bagages, tu tires une bagnole, ce que tu veux, tu t’évanouis dans la nature, tu as jamais été là et on reprend l’affaire plus tard où on l’avait laissée. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu t’en sors les cuisses propres. Tu as manqué le coup, mais c’est pas de ta faute et personne pourra t’en vouloir. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Avec armes et bagages, hein ?

Il donne un coup de pied vague au .38.

— Ouais.

— Combien de temps tu me laisses ?

— Jusqu’à dix-sept heures. Presque trois heures pour sortir du décor, honnête, non ?

Je fais mine de réfléchir et je dis :

— Et elle ?

— Elle ? (Il rigole un peu, derrière la fumée du cigare.) Elle ? Elle m’emmène à Verlaine. Qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis qu’elle t’emmènera peut-être pas.

— On parie ? il propose d’une voix feutrée.

— Avec Pierrot, ça s’est mal passé, je rappelle.

Il ne rigole plus. Il enlève le cigare des lèvres :

— Pierrot savait rien. Il savait seulement que Verlaine était passé en ville, il savait pas où il était. Il savait que la fille lui apportait de quoi bouffer, régulièrement, mais il ne savait pas quand.

Je change de pied d’appui, je lève les mains, un geste conciliant. Il ne bouge pas d’un millimètre.

— Admettons, je dis. Tu me laisses un moment. Et alors ? Qu’est-ce qui me prouve que tu vas pas te ruer sur le premier téléphone venu ?

— J’ai besoin de cinq minutes. Peut-être un peu plus, on sait jamais.

— Tokyo, je dis doucement. Au .44, c’était pas faisable, hein ? Il valait mieux un .22, qu’elle ait du temps mais pas trop.

Il retrousse les lèvres.

— Pas .22, Simon : 6,35. Règlement de comptes entre gousses. Ça te va ? Tokyo apprend que sa femme s’est tirée avec un homme, elle vient chez Tonton faire du bordel, elle se fout en rage quand elle apprend qu’en plus la gonzesse s’est réfugiée chez elle pour tirer un coup. Elle monte et elle se fait descendre et…

— Ça tiendra pas.

— On parie ? Sur le papier, ça tient pas, d’accord, mais personne ne veut de vagues, ici ou ailleurs. Trop d’intérêts en jeu, trop de trucs… La gonzesse finit par se tirer une balle dans la bouche, quand elle se rend compte dans quel guêpier elle s’est fourrée en descendant son amie.

— Ça tiendra pas, je répète, têtu.

Il a la crosse du .44 dans le poing, il relève le canon, doucement, il le braque devant lui, il vise une cible imaginaire. Il me dit, sans regarder :

— Tire-toi, Simon. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

Je ricane très distinctement. Il lève les sourcils, l’air tranquille, il me balaye le thorax avec son flingue, il fait signe vers la porte, l’air de dire : « du balai ».

— Elle vaut pas un clou, il déclare. Y a trois jours, tu savais même pas qu’elle existait et dans une semaine, tu te rappelleras même plus qui c’était, à supposer que tu dures encore une semaine. Tu crois que ça vaut le coup de monter en première ligne ?

J’enlève la cigarette de ma bouche, je me penche plus qu’il le faudrait et je l’écrase dans le cendrier sur les genoux de la gosse, je prends plein les poumons de son odeur, je vois le haut de ses seins, ses genoux doux comme de la soie, je me redresse :