Plus la peine de frimer, je tombe le régime de quinze cents tours ; la bagnole se vautre sur la route. Il y a un matelas d’eau sur le macadam et vingt centimètres de flotte en suspension au-dessus. Je me taperais bien un coup de quelque chose, mais c’est pas le moment. J’allume les veilleuses.
On débouche sur la nationale sans personne au cul. J’ai pas encore gagné, mais j’ai pris une bonne option sur le résultat final. On tourne à gauche ; il pleut toujours aussi fort, il y a toujours autant d’éclairs, mais j’y fais plus attention. La gosse me tape une cigarette, je lui tends le briquet allumé et elle me tient le poignet en tirant sur la cigarette. Elle remarque :
— Tu aurais pu négocier, avec le flic.
Je rempoche le briquet.
— J’aurais pu.
— Tu aurais aussi pu te tirer.
— Tu rigoles ?
Elle dit, d’un ton amer :
— Je rigole pas. Tu crois que j’aurais fini par parler ?
— J’en sais rien, je mens. Ce que je peux te dire, c’est que Guyenne, c’est pas un charlot. Je sais pas si tu aurais parlé ou pas, mais ce que je sais, c’est que tu en aurais méchamment bavé, avant.
Elle m’examine, je le sens sans avoir besoin de tourner la tête, et je prends pas la peine de sourire ni de faire quoi que ce soit, je roule juste assez vite pour conserver de l’avance sans courir de risques inutiles.
— C’est vrai ? elle demande.
— Vrai, quoi ?
— Tu es resté parce que ça contrariait tes plans que je l’ouvre, ou tu es resté parce que tu as pensé qu’il allait me faire du mal ?
— Devine ?
— Je sais pas, elle dit au pare-soleil. Avec toi, je sais pas au juste… Tu es un curieux type. À des moments, on dirait…
Elle se tait, elle fume les sourcils serrés, les poings au creux du ventre. Je la regarde un quart de seconde, le temps de manquer de m’emplafonner une respectable Rambler sans âge.
— On dirait quoi ?
— On dirait que tu es pas là, elle profère d’une voix lente, hésitante. Un fantôme, un type qui existerait pas vraiment ; à d’autres moments, tu pèses vingt tonnes et tu bouches tout, pire que… (elle tend l’index en direction du pavillon, en haut)… pire que l’orage. (Elle tourne la tête de l’autre côté, vers la pluie épaisse qui défile.) Tu es autre chose que ce que tu dis.
— Pas confiance ?
— C’est pas la question.
— Peur ?
Elle se prend les coudes à tâtons, elle croise les bras sous sa gorge, elle se berce les seins, le clope à la bouche.
— Un peu. De moi, y a des chances, de toi… C’est trop intense par moments, si tu veux. Y a trois quatre jours, j’y pensais même pas et maintenant…
— Maintenant ?
— Maintenant, y a plus d’avant. Plus d’après non plus. (Elle a un rire amer, plutôt étouffé, et qui tient à rien.) Ça t’est jamais arrivé, d’entendre une musique, quelque chose, de voir un truc et que ça soit tellement chouette, tellement fort que ça fait mal, mais en même temps… en même temps, tu voudrais pas que ça finisse ? (Elle se penche ; je sais qu’elle me scrute.) Hein, ça t’est arrivé ?
— Des fois, pas souvent.
Il pleut moins, alors je reprends le régime maxi ; la gosse est chahutée contre la portière et elle s’agrippe comme elle peut.
— Pas souvent, je répète.
— Une fille comme moi, ça rentre pas dans ton contrat, elle dit doucement. Une petite putain, comme y en a des dizaines dans des dizaines de villes, la nuit…
Je ralentis. Elle a la voix trop plate, trop amère ; je lui retire la cigarette qu’elle a aux lèvres et je l’écrase. Je sais pas au juste où elle veut en venir, ou je le sais trop bien, elle pense au coup de poker, qu’elle aura plus rien à me vendre quand elle m’aura dit où est Verlaine, qu’on l’aura vu, ou ce qu’il en reste.
Elle a l’avant-bras glacé.
Je rentre sur le premier parking, je trouve une place au fond, un endroit d’où on peut dégager vite fait, je range la 504 et je laisse tourner le moteur.
— On n’a pas beaucoup de temps, petite, je dis aussi doucement que possible. En plus, je peux rien t’expliquer pour le moment, à part que c’est un gros coup. Un coup énorme.
— Et moi ? Et moi dans tout ça ?
— Toi ? (Je ris doucement, je dis pas que c’est rassurant, mais je ris.) Toi, à ton avis ?
— J’en sais rien, elle murmure. Quand je pense à certaines choses, je me dis que…
Elle secoue la tête de gauche à droite, de droite à gauche. Je lui laisse le temps, mais pas trop. Après je lui prends la nuque, je la caresse un peu et j’approche son oreille de ma bouche ; elle s’appuie contre moi. C’est sûr que je la serre un peu trop, mais elle écoute et quand j’ai fini, je lui passe les doigts sur la figure, comme un aveugle. Elle se redresse, elle me dit :
— Tu es vraiment un type curieux.
— Tu m’indiques où c’est. Tu ne me donnes pas d’adresse, tu cites pas de nom de rue, des fois que Guyenne aurait sonorisé la voiture. Tu m’indiques droite, gauche, ça suffira. Okay ?
Elle sourit, rêveusement.
— Okay. Tu as pas peur que je te prenne au mot ?
— Tu rigoles ?
Je décolle du parking ; il pleut nettement moins. Je roule en père peinard. Pas la peine de se faire remarquer par les flics au dernier moment. Tout en roulant, je vois le coup, gros comme une maison, ce que je dois faire s’il me reste un gramme de cervelle et comment je dois le faire. Je dis pas que j’aurai pas quelques mauvais soirs, mais c’est une maladie qui se calme au Chivas, et au moins je resterai en vie plus longtemps.
Myriam est un excellent copilote.
De la route, on voit d’abord la masse des arbres dans les murs ; en approchant, on voit que la moitié des murs s’est vomie par places dans le chemin de terre qui passe devant, en approchant encore que le portail est complètement déglingué et ouvert à tous vents.
Passé le portail, la voiture se fraye un chemin entre les branches de noisetier qui ont poussé en travers ; les feuilles caressent paresseusement le pare-brise, elles plient en longeant la caisse ; j’avance au pas ; il n’y a pas que du noisetier, il y a aussi de jeunes hêtres, des sapins, le tout à l’abandon. J’arrête les essuie-glaces.
On débouche brusquement sur un terre-plein envahi de hautes herbes et d’orties. Devant nous, il y a un long machin d’un étage, une bâtisse qui part en couille, à la toiture crevée, avec un perron de trois marches et du lierre. À part les portes et les volets qui ont l’air costauds, je donnerais pas cent balles du reste.
Une gouttière crevée dégueule à tout va.
Avant de couper le contact, je jette un coup d’œil alentour mais macache. Dans le silence, on entend les gouttes éparses qui claquent sur la tôle, le bruit de l’eau qui s’écrase devant la maison. Quand j’entrouvre la portière, une bouffée froide de bois pourri et de vieille cave envahit l’habitacle.
Il y a deux radios dans la boîte à gants. Je les allume l’une après l’autre, je parcours les fréquences. R.A.S. Compte tenu de ce que j’ai cru comprendre, ça m’étonnerait qu’un indépendant comme Guyenne ait équipé sa voiture d’une balise radio.
Myriam me sourit vaguement. On dirait qu’elle vient de prendre le train pour ailleurs, ou c’est l’appréhension. J’écoute, dehors, ce que me racontent les arbres et la baraque et ce qu’ils me disent ne me plaît pas. Ils me disent : « Fais gaffe, tu joues sur le fil du rasoir et ça serait trop con de paumer pour rien, pour presque rien, une grognasse comme il y en a pas des dizaines, mais des milliers, à partir du moment où tu peux les allonger ; et tu peux les allonger. » À perte de vue.