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Simon le joueur.

Je me retourne, un pied dehors, je fouille dans le sac devant la banquette, je sors le Browning, je monte une balle dans le canon et j’enlève la sécurité, puis je le lui tends, la crosse vers elle. Elle enroule les doigts autour. Je remplis le barillet du .44.

À partir de ce moment, je sais que la roue se met à tourner, de plus en plus vite, comme dans les foires, encore plus vite… Le type va la lâcher et elle tournera toute seule. Je suis le type.

Je prends mon Tessina, à tout hasard, avec un flash électronique carré. Je pose la main sur le genou de la gosse : il est poli et froid comme un galet au fond du torrent. Elle m’adresse une grimace contractée.

On descend, je contourne la voiture ; Myriam se tord deux trois fois les chevilles dans le gravier ; je vois son popotin qui se tortille devant moi ; elle monte les trois marches plates ; la clé n’est ni sur la porte ni sous le paillasson, alors elle plonge la main par un carreau cassé, elle ouvre…

Il y a assez de lumière dans le hall pour y constater des traces de lutte, une chaise haute gît en travers, un porte-parapluies a roulé sur le dallage et son contenu s’est répandu comme un jeu de mikado anémique. J’ai pas besoin de chercher longtemps pour dégotter trois étuis de .22 que j’empoche sans commentaire. Quand je me redresse, elle me tend une grosse torche. Les quatre pièces du bas et la cuisine sont à peine meublées ; et il n’y a personne dedans. Elles sont sombres, vaguement hostiles. C’est sûr qu’on n’a pas dû y donner de concert pendant le dernier demi-siècle.

On monte à l’étage ; j’essaie de faire le vide dans ma tête, de comprendre pourquoi le radar s’est allumé, pourquoi exactement. J’ai la gosse sur les talons et ses chaussures claquent un peu trop à mon goût, mais je sais que c’est pas d’en haut que va venir le danger.

Verlaine s’était retranché dans une petite chambre, la plus proche des chiottes sur le palier. Dire que ça pue, c’est encore peu dire ; mais ça pue pas la charogne, seulement le moisi, le rance, la crasse, le graillon et la merde. Je balaye les murs avec la torche, et c’est vrai qu’il s’était défoulé, le con, à crobarder ses bilans et ses organigrammes un peu partout, dans tous les sens. Pas seulement, il y a aussi des cons et des pafs, une dizaine de fabuleuses paires de nichons, des conneries.

Un grabat avec des couvertures de l’armée, des fringues un peu partout… J’ouvre la fenêtre, je pousse les volets. La gosse est debout au milieu de la pièce, le flingue le long de la cuisse.

Il devait se faire la bouffe ici, il y a une table de cuisine contre le mur à gauche, couverte de saloperies, de verres sales et de bouteilles, il reste du manger moisi au bord d’une assiette en terre, une bouteille de Johnny Walker qui a essuyé une claque de fossoyeur, un Camping-gaz avec une casserole dessus. Des paquets de Gitanes vides.

Je pose le .44 sur les paquets.

Ce que j’ai à faire maintenant, quelqu’un d’autre l’a déjà fait, mais en amateur, en foutant encore plus la pagaille. Les poches des fringues sont retournées ; on a même fouillé dans le carton où il balançait ses merdouilles, ses petites vengeances ; je marche sur les feuilles couvertes de son écriture rageuse, tout en zébrures ; on a même sorti la guitare de sa boîte couchée par terre, on l’a appuyée au mur, une Gibson pas très jeune mais une Gibson quand même, la gratte de notre jeunesse, le rêve à l’époque.

Verlaine était jeune, il jouait comme un dieu, mieux que Pierrot. Je me penche un peu, je passe l’ongle du pouce sur les cordes. Il aurait quand même pu l’accorder, avant de partir, mais il savait pas non plus qu’il allait s’en aller. Je lis ce qu’il a marqué en gros, devant mes yeux, je comprends… Il s’est quand même payé son rêve, question guitare.

Dans l’étui, il y a des partitions en foutoir, un jeu de cordes neuves, des médiators extra-souples neufs, sans une griffure, rien. Pas d’ampli, mais il n’avait pas de courant non plus, alors… Je me mets dans sa peau : cette baraque que j’aime pas, il n’a pas dû l’aimer non plus, tout le spongieux, le silence autour et le reste. Tel que je connaissais mon tordu, il a laissé le message quelque part.

Je pinaille, je me tape un coup de whisky à sa santé. Myriam n’a pas bougé ; elle ne tient pas de place, elle fixe quelque chose dehors, les frondaisons mouillées, je ne sais pas quoi, mais elle ne gêne pas. Je lui demande :

— Qu’est-ce que tu cherchais ?

— Du fric, elle me dit avec la même expression que si elle venait de prendre un coup de poing entre les seins. Du fric pour me tirer, me tirer loin de toute cette merde.

Je rebois un coup, je pointe l’index sur les inscriptions.

— Il avait indiqué la couleur, non ? Tu as trouvé ?

— Rien du tout. Au bout d’un moment, j’ai entendu du bruit, en bas, j’ai eu peur qu’il soit seulement blessé, qu’il remonte…

— Avec trois balles dans le caisson.

Elle soulève les épaules et le reste remonte avec, en plus doux et incertain, vulnérable. Elle me regarde toujours pas ; j’ai l’impression qu’elle fredonne, ou qu’elle récite quelque chose entre ses dents, quelque chose qui lui appartient à elle toute seule. Elle a les chevilles bien écartées, les bras le long du corps.

Tout le temps que je photographie les murs, elle bouge pas. Je me penche pour ramasser les feuilles, par terre, pour embarquer le carton. Brusquement je relève la tête et je sais que j’ai trouvé ; j’avance d’un pas, le buste penché, je rafle le petit tube en alu au fond de la boîte de la Gibson. D’habitude, c’est le genre de truc qui contient un diapason à bouche à dix balles.

S’il y en avait eu un dedans, Verlaine s’en serait servi, au moins une fois, avec sa maniaquerie. Je dévisse le petit bouchon.

Dedans, il n’y a pas de diapason : il y a du film, très serré, une ou plusieurs bobines, je prends pas le temps de le sortir, mais je sais que j’ai trouvé et je sais aussi pourquoi Verlaine avait levé le pied, avec une meute de loups sur ses talons, seulement les loups ne savaient certainement pas à quel point ils avaient intérêt à lui remettre la main dessus.

Les murs et le carton de papiers, c’était moitié fumée, moitié déconnographie. Je revisse le tube, je tourne la tête…

La gosse a reculé de trois pas ; elle est debout dans l’encadrement de la porte, plus ici et pas encore ailleurs. Je me retourne face à elle, le .44 est sur la table à moins d’un mètre, pas tout à fait au diable mais juste assez loin pour compliquer la situation et le canon du Browning me regarde le nombril sans passion, presque négligemment.

Le genre de négligence que j’aime pas chez un amateur. La roue vient de s’arrêter, à fond de cale.

Elle se tapote les cheveux du bout des doigts, elle me dit d’une voix morne et usagée :

— Tu as trouvé ce que tu cherchais, Simon.

C’est pas une question. C’est une constatation.

Elle baisse la main ouverte, la paume en haut, dans ma direction, son regard est à la fois résolu et mortellement fatigué, et elle dit encore :

— C’est aussi ça que les autres cherchaient. C’est ce que vous cherchiez tous.

Je ne réponds rien. Elle fait en agitant les doigts :

— Donne.

Je m’adresse à l’étui.

— Il va falloir que tu finisses, je murmure à mi-voix. Il va falloir que tu me descendes. Si tu le fais pas…

— Donne ! elle répète durement.

Je lui lance l’étui et elle le bloque, presque sans bouger le corps. Je me tasse un peu sur moi-même ; le canon du Browning remonte de quelques millimètres, comme s’il cherchait l’endroit. Je repasse tout dans ma tête, tout ce qu’elle m’a donné en si peu de temps ; son goût de terre noire et de sel, ses jambes minces aux chevilles émouvantes et son ventre ; je me tasse encore, je m’en fous que ça dure, je repasse le coup, à l’entraînement, glisser en pivotant, saisir le .44 et tirer sans armer, je revois le ralenti au magnétoscope, à l’entraînement, chez Tony, mais c’était à l’entraînement… Même plombé, si je suis pas foudroyé en plein cœur, avec les réflexes, elle aura pas le temps de s’effacer de la porte. Je dis, doucement :